Lors de la Journée Wikimédia Culture et Numérique du 26 avril dernier, Wikimédia France et l’agence Phare proposaient la restitution officielle du rapport « L’open content dans les institutions culturelles en France – Etat des lieux des pratiques numériques et d’ouverture de contenus des institutions culturelles ». Alors que l’association travaille sur la création d’un Observatoire national de l’open content et la sortie prochaine du Label Culture Libre (voir l’article dédié à la journée du 26 avril) nous vous proposons aujourd’hui de plonger dans cet ambitieux projet.
Pour cette occasion, Xavier Cailleau en charge des partenariats culturels à Wikimédia France, a interviewé Emmanuel Rivat, cofondateur de l’agence Phare.
Comment avez-vous connu Wikimédia France pour la première fois ?
Je suis cofondateur et directeur d’une agence d’étude, de recherche et de conseil spécialiste de la mesure d’impact, l’Agence Phare. En 2018, j’ai accompagné l’association Wikimédia France sur la construction d’une démarche d’étude d’impact des activités de l’association, puis j’ai répondu à une mise en concurrence diffusée par Wikimédia France pour réaliser un premier état des lieux des enjeux et des pratiques de l’Open Content en France. Au cours de ces deux expériences, j’ai davantage compris comment l’association se mettait au service des communautés de contributeurs et de bénévoles engagés autour de Wikipédia, et qu’elle développait aussi de nombreux autres projets (Wiktionnaire, Wikimédia Commons, Wikidata).
Quels sont les objectifs de ce premier panorama de l’Open Content en France?
Il existe surtout des comparaisons internationales sur le sujet et les rapports précédents sur l’Open Content en France portent surtout sur des aspects juridiques1. Nous avons proposé ici une approche plus sociologique centrée sur l’expérience vécue par les directions et les professionnels des institutions culturelles (musées, bibliothèques, archives) qui s’intéressent ou se mobilisent sur ce sujet. Cette première étude vise donc à produire de la connaissance utile pour soutenir les pratiques des institutions culturelles et les professionnels, et plus largement pour inspirer les politiques culturelles numériques nationales et locales. Pour cela, nous avons d’abord dressé un panorama des initiatives et des solutions existantes, puis analysé les étapes et controverses qui traversent l’engagement Open Content des institutions. Enfin, nous avons documenté les effets des démarches Open Content.
Justement, qu’est-ce que l’Open Content selon vous ?
C’est l’idée que chaque citoyen puisse avoir un accès libre et gratuit à tout moment des images d’œuvres d’art ou contenus multimédias dont disposent les institutions culturelles (musées, archives, bibliothèques). C’est notre patrimoine culturel commun à portée de main en quelque sorte. Or cela demeure encore un idéal qui peine à se déployer dans notre quotidien. Il faut se déplacer pour observer une œuvre dans ce qu’elle est. Tout le monde ne peut pas se le permettre. Nous sommes donc encore nombreux à être coupés de ce patrimoine et de cet héritage culturel. Par ailleurs, certaines institutions culturelles peuvent avoir le sentiment que ces images ou représentations d’œuvre leurs appartiennent, qu’elles en sont les seules dépositaires. C’est pour cette raison que Wikimédia contribue à rendre cette utopie concrète, en militant pour un accès libre et gratuit à ces représentations d’œuvres, en soutenant les projets dits « OpenGlam » d’ouverture et de diffusion des collections, en proposant des formations ou encore des résidences de bénévoles.
Mais pourquoi parler d’Open Content ? Un terme anglais ?
L’enjeu de l’ouverture libre et gratuite des représentations des contenus culturels intervient dans un contexte d’ouverture des données que l’on appelle Open Data, et qui s’est considérablement développé depuis le début des années 2010 dans le monde et en France. A cette époque, les pouvoirs publics ouvrent des jeux de données parce qu’ils sont convaincus qu’on va pouvoir les agréger, les croiser, développer de nouveaux services et produire collectivement de la valeur économique et sociale. La société civile se mobilise sur le sujet. C’est un lent Big Bang. Approximativement à ce moment-là, des personnes dont Wikimédia dans le monde et en France, se disent : on est en train d’oublier les images, les représentations d’œuvre d’art alors qu’elles ont aussi une très forte valeur culturelle. Et ici, ce n’est que mon interprétation, mais les images d’œuvre d’art ne sont pas justes des données que l’on accumule avec d’autres parce qu’elles ont des caractéristiques véritablement uniques. Esthétiques. Techniques. Les enjeux juridiques sont importants. Pour résumer, en France, je crois que le défi était de construire avec l’Open Content une notion et des démarches qui entrent en résonance avec celle d’Open Data tout en montrant qu’il reste encore beaucoup de travail pour rendre les images réellement accessibles. Au niveau international, le MET à New York ou le RijkeMuseum à Amsterdam, qui sont très avancés sur ces sujets, parlent d’Open Access.
Au cours de l’étude et de sa restitution, vous avez assisté à des débats autour de l’open content, quelle définition semble faire consensus ?
Effectivement, il y a des débats ! Douglas McCarthy a été le premier à recenser les institutions culturelles engagées sur le sujet en France dans une étude en 2018. Je suis d’accord avec lui quand il indique qu’il faut repartir de la définition de l’Open Society Foundation : l’Open Content correspond à tous les contenus culturels que l’on peut librement partager, modifier et partager autour de soi. Cette définition générique est prolongée par plusieurs considérations juridiques et techniques. Pour les défenseurs de l’Open Content, il est dommage de se contenter de « verser » des images sur des plateformes en ligne : selon eux, les institutions culturelles ont aussi intérêt à se soucier des conditions de réutilisation de ces images par d’autres personnes. Concrètement, cela suppose de remplir au moins trois conditions :
– adopter une licence libre de type CC-BY, CC-O ou Etalab qui facilite une réutilisation libre des images, même pour un usage commercial ;
– proposer des images avec une qualité de définition suffisante pour les publics concernés (grand public, public scientifique, etc.) ;
– favoriser l’accès même des personnes aux images des œuvres (proposer un bouton de téléchargement, etc.).
Cette définition est optimale pour favoriser le pouvoir d’accès aux images des œuvres et donc le pouvoir d’agir des citoyens, mais elle ne manque pas de contempteurs.
Quel était la méthode mobilisée pour l’étude ? Est-elle fiable ?
Notre objectif commun, partagé par Wikimédia France et l’Agence Phare, était de construire une réflexion ouverte et d’écouter ce que les acteurs et les institutions culturelles avaient à dire sur le sujet de l’Open Content dans le contexte de leur transformation numérique, afin d’en tirer des enseignements, sans préjuger de leur niveau d’avancement sur le sujet. Autrement dit, cette étude n’est donc pas une démarche militante, c’est une démarche scientifique. Nous avons mobilisé des outils issus de la recherche en sciences sociales (analyse documentaire, entretiens puis un questionnaire) et le questionnaire a été diffusé auprès de 150 institutions culturelles . Ce nombre est assez proche des recherches menées dans d’autres pays2 et il est supérieur au nombre de 60 institutions culturelles positionnées sur l’Open Content identifié par Douglas McCarthy en 2020. Autrement dit l’objectif initial est atteint : nous avons obtenu des retours d’institutions qui étaient engagées ou bien intéressées par le sujet3. Nous avons enfin réalisé une vingtaine d’entretiens complémentaires et bénéficié de la mobilisation d’un groupe de six experts de ce champ pour renforcer le cadrage et la porté d’analyse de l’étude.
Justement, dans le rapport, vous parlez beaucoup de ces « controverses » autour de l’Open Content et de la manière dont les institutions culturelles s’emparent du sujet, mais assez peu des collectivités territoriales. Quels sont leurs enjeux ?
Je pense que les collectivités en France se trouvent aujourd’hui, de manière générale, face au défi de repenser la relation qu’elles peuvent avoir avec le territoire et les citoyens. Sur le plan des politiques culturelles, on peut constater alors une sorte de contradiction très moderne : nous avons, certes, des politiques très volontaires soutiennent des institutions culturelles de qualité, des expositions itinérantes, en lien avec des artistes, des savoir-faire des territoires, et un maillage d’institutions incroyables : il y a plus de 1 000 musées en France ! Pourtant, on constate que beaucoup de politiques numériques culturelles sont très tournées vers l’événementiel, très fragmentées, dispersées, et surtout disponibles pour des publics qui sont socialement et économiquement très situés. Innover se résume alors trop souvent à proposer une application, à proposer des parcours numérique en ligne. etc. Est-ce que cela fonctionne réellement ? Comment donne-t-on un meilleur accès aux œuvres pour les citoyens les plus éloignés des institutions ? Et comment associe-t-on les citoyens à la diffusion et au rayonnement de ces œuvres sur les territoires ? Ce sont aussi les citoyens qui font vivre activement la cuture sur les territoires. Il ne faut pas l’oublier.
Ces démarches d’ouverture des images ne fragilisent-elles pas le modèle économique des institutions ?
Les collectivités engagées dans des démarches d’Open Content considèrent d’abord que c’est une mission de service public et que cela justifie leur implication. Mais vous avez raison, il faut aussi regarder les coûts. Sur ce point, il faut faire parler les chiffres dans leur contexte. Au cours de notre étude, certaines directions de grande institutions muséales de métropoles nous indiquaient que les recettes liées à la vente des représentations d’œuvre peuvent représenter environ quelques milliers ou dizaines de milliers euros sur un budget annuel qui peut dépasser plusieurs millions d’euros. Il faudrait étudier plus précisément la situation des institutions plus petites. A part des institutions culturelles ayant une renommée internationale des œuvres et de leurs collections, les institutions culturelles engagées sur l’Open Content sont donc peu impactées sur le plan des recettes. Les directions d’institutions culturelles nous ont souligné qu’elles avaient réalisé des économies puisqu’il n’y avait plus besoin d’organiser tout un système de contrôle, chronophage, de l’accès aux œuvres. Tout cela ne doit pas occulter que la numérisation des œuvres coûte très cher. Mais c’est un phénomène qui est déjà très largement soutenu par les collectivités, via des marchés publics.
L’open content n’est-il pas un risque pour l’intégrité des œuvres et des collections ?
Aujourd’hui, un point de crispation porte sur le choix du type de licence. Faut-il juste une licence ouverte qui permette un réusage des images sans commercialisation ? Ou bien une licence ouverte (CC-BY) qui permette aussi un usage commercial des œuvres par les citoyens ? Si dans l’étude, les institutions constatent que les mauvais usages sont rares et peu fréquents, il existe en vérité une zone d’ombre, car on ne sait pas assez identifier les cas de commercialisation qui porteraient atteinte à l’image des œuvres. Sur ce point, toutefois, certaines grandes institutions muséales développent déjà des partenariats commerciaux avec des grandes marques, dont on peut se demander la plus-value pour les œuvres et pour les citoyens. Plus encore, dans les faits, des musées qui développent des pratiques Open Content continuent de développer des partenariats commerciaux avec des grandes marques, comme le fait le Rijke Museum à Amsterdam. Donc je dirais qu’adopter une licence commerciale, ce n’est pas incompatible avec les pratiques commerciales des institutions culturelles. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’une licence ouverte qui permet les usages commerciaux n’autorise pas plus qu’un autre contrat les gens ou les entreprises à faire n’importe quoi : les abus existent avec tous types de biens culturels et statuts juridiques. La suite peut se jouer devant un tribunal.
Si l’économie de l’open content replace les usagers au centre de la diffusion des œuvres, quel est l’impact réel sur ces publics ?
Cet impact est très peu connu. Comme pour toute politique numérique culturelle en général. Les institutions culturelles peuvent suivre des données sur les plateformes et savoir que la diffusion d’images d’œuvres peut générer une hausse de trafic de plusieurs dizaines de milliers de personnes sur leur propre site, comme c’est le cas des Archives Nationales. Mais ces données de bilan ne nous disent rien sur la réutilisation de ces images. Or c’est un défi majeur pour le futur de l’Open Content. Si les pouvoirs publics et les collectivités territoriales doivent faire des arbitrages stratégiques et budgétaires : qu’est-ce que l’Open Content peut apporter de plus que des politiques culturelles numériques et événementielles ? Pourquoi y consacrer de l’argent public ? Jusqu’à présent, l’écosystème de l’Open Content raconte des anecdotes positives sur la réutilisation des images par les citoyens, mais il faudrait pouvoir progressivement ne plus se limiter à ce registre de justification et parler d’impacts au pluriel, pour que l’Open Content gagne en crédibilité.
Je suis une collectivité engagée vers ces démarches, quels sont les défis que je dois résoudre ?
Il existe des défis stratégiques, techniques et culturels importants. Sur un plan stratégique, les institutions et les collectivités doivent d’abord se demander pourquoi et pour qui elles souhaitent favoriser l’Open Content : tous les publics culturels n’ont pas les mêmes pratiques. Il est donc préférable qu’elles s’interrogent d’abord sur les besoins, les attentes et les spécificités culturelles du territoire, et nourrir à partir de là une vision stratégique. La cause peut varier selon les cas. L’objectif est-il de développer des partenariats culturels avec des écoles du territoire pour permettre à des enfants de zones rurales ou de quartiers politiques de la ville, de mieux connaître les artistes et les œuvres de ce territoire ? Ou bien l’objectif est-il de mieux faire connaître les œuvres du territoire à destination de chercheurs, d’artistes ? L’enjeu est-il au contraire de développer un tourisme respectueux de l’identité culturelle des territoires ?
Quels sont alors les enjeux techniques ?
Une fois le besoin défini, l’enjeu, pour les collectivités, est de structurer de faire converger les deux chantiers de l’Open Data et de l’Open Content, car une démarche Open Content doit reposer sur des bases de données harmonisées au sein et entre des institutions d’un même territoire. Enfin, et seulement enfin, les collectivités et les institutions sont confrontées à plusieurs enjeux techniques relativement classiques : réaliser un benchmark des initiatives existantes ; produire un cahier des charges pour être accompagné par un prestataire externe ; préciser le périmètre concerné des œuvres impliquées. Les institutions culturelles peuvent par exemple rendre accessible des collections présentées au public, des actualités, ou bien des collections entreposées dans les dépôts et/ou fragilisés par le temps. De manière concomitante se pose les questions du choix des licences, du niveau de qualité des images, des plateformes de versement des contenus, ainsi que les modalités de téléchargement de ces contenus. La collectivité souhaite-t-elle alors externaliser cela ou bien le faire via son propre site Web ? Ce ne sont pas les mêmes coûts. Il est important que cette réflexion soit menée en amont des marchés publics pour renouveler les plateformes et outils numériques des collectivités et des institutions culturelles, car tout se joue là. Sur ce plan, tout l’enjeu pour les directions des institutions culturelles est de parvenir à convaincre en interne le service numérique, le service juridique ou encore le service communication, du bien-fondé de la démarche. Cela n’est jamais une évidence. Les discussions tournent alors globalement autour des débats classiques que nous avons abordés précédemment quel est le risque pour l’intégrité des œuvres ? Quel est le risque de perte de recette ? Les appréhensions sont soulevées, lorsque la direction porte une vision stratégique claire.
Le droit des images est parfois détenu par des photographes : comment avancer sur le sujet ?
En effet, le droit des images est souvent détenu par des photographes professionnels. Là-dessus, le cadre juridique est en train d’évoluer vers plus de flexibilité, dans le sillage des travaux de la Commission européenne1. Pour les collectivités, tout se joue au moment du renouvellement des marchés de numérisation des villes pour les musées, les archives ou les bibliothèques. Il faut accepter de payer un peu plus cher pour que les photographes renoncent à leurs droits. Il est également possible de passer par un système d’avenants pour renégocier ce point-là.
Vous avez mentionné aussi des obstacles culturels, quels sont-ils ?
Au final, au-delà des grandes questions stratégiques, économiques, juridiques, et techniques de l’Open Content, il demeurera toujours un défi culturel comme le soulignait Larissa Borck lors de la journée numérique organisée par Wikimédia France à l’INHA, qui se résume par la question suivante : les collectivités et les directions des institutions culturelles perçoivent-elles les citoyens comme un public qu’il faut éduquer avant de donner un accès aux œuvres, voire comme une menace potentielle pour l’intégrité des œuvres ou bien, au contraire, comme des personnes créatives, capables d’en explorer le potentiel, et de les diffuser ? Au final, beaucoup de points de vue, de réticences se cristallisent autour de ce débat anthropologique. Or la mise en place de pratiques Open Content repose bien souvent sur une perception positive du public, et de ses nouvelles potentialités.
1 MINISTERE DE LA CULTURE ET DE LA COMMUNICATION, Partager notre patrimoine. Proposition pour une charte de la diffusion et de la réutilisation des données publiques culturelles numériques, Paris, 2010. Denoyelle Martine, Durand Katie, Daniel Johanna et Doulkaridou-Rama Elli, Droit des images, histoire de l’art et société. Rapport sur les régimes de diffusion des images patrimoniales et leur impact sur la recherche, l’enseignement et la mise en valeur des collections publiques., Paris, 2018.
3 Beat Estermann, “Diffusion of Open Data and Crowdsourcing among Heritage Institutions: Results of a Pilot Survey in Switzerland”, Journal of Theoretical and Applied Electronic Commerce Research, vol.9, issue 3, 2014.
2 Douglas McCarthy et Andrea Wallace, « Survey of GLAM open access policy and practice », 2020