L’année dernière, Willie Robert, vice président de Wikimédia France, était présent à la journée de rencontre « Paroles de chercheurs sur l’intelligence collective » de l’Institut des Hautes Études pour la Science et la Technologie (IHEST). Il y avait été invité pour témoigner du succès de Wikipédia avec ses 18 000 contributeurs et ses 700 000 modifications par mois. À cette occasion et pour la publication de l’ouvrage « L’intelligence collective : Regards croisés » publié par l’Association des auditeurs de l’IHEST, un article a été rédigé pour expliquer les raisons de ce succès. Le voici en intégralité et sous licence CC BY-SA 4.0.
Les conditions d’émergence d’une intelligence collective
L’intelligence collective wikipédienne est définie par la recherche et l’atteinte d’un consensus pertinent sur le traitement éditorial d’un sujet donné (et sur la mise en cohérence des sujets traités) grâce à la confrontation intellectuelle dépersonnalisée d’une multitude d’individus dont les égos sont maintenus à bonne distance. C’est le nombre et la qualité des relations et méta-relations entre individus, et entre individus et collectivité, qui la fait émerger en distinguant la « sagesse des foules » de la « folie des foules ». C’est le bon positionnement relatif des égos – qu’il soit conscient ou inconscient – qui est sa condition d’émergence. Ces deux conditions essentielles – nombre et qualité des relations et positionnement des égos – permettent la confrontation intellectuelle comme moteur et non pas comme frein. Des mécanismes de contrôle et de régulation (auto-contrôle individuel et collectif, ressources extérieures auxquelles se référer) suffisamment précis et contraignants permettent la stabilité (ou la métastabilité) d’un phénomène a priori instable, tout en préservant ou en améliorant les conditions de la confrontation intellectuelle de façon que l’émergence soit pérenne dans le temps.
Points clés :
- Nombre et diversité des contributions.
- Nombre et qualité des interactions.
- Bon positionnement relatif des égos.
- Confrontation intellectuelle.
- Mécanismes de régulation.
- Cadre technique facilitant la mise en place des points précédents.
quelque peu contradictoire
Au-delà, de la notion encyclopédique qui implique la recherche de l’exhaustivité et la structuration selon le principe de l’unicité du traitement des sujets (un sujet = un article), la base du projet d’encyclopédie repose sur un ensemble d’injonctions ou de critères contradictoires :
- des principes fondateurs non-négociables peu nombreux, simples et intangibles[1], alliés à un ensemble de règles ou de recommandations nombreuses parfois très détaillées et très techniques mais toujours négociables donc en évolution permanente[2],
- la spécificité théorique du projet (construire une encyclopédie) mais la non-spécificité de sa traduction concrète (tout le monde a sa propre vision de ce que devrait être « la somme de tous les savoirs humains »),
- un contexte technologique[3] et juridique[4] favorable permettant :
- une participation facile, quasiment instantanée, toujours réversible, sans quasiment aucun contrôle a priori, mais rendant possible un contrôle a posteriori de toutes les actions,
- des interactions multiples entre participants et un débat constant, ce qui est possiblement constructif mais ce qui porte le germe d’affrontements destructeurs du collectif.
Une négociation perpétuelle
La spécificité permet à tout un chacun de comprendre et éventuellement d’être intéressé par l’enjeu et de s’engager dans le collectif sur le fondement d’un objectif commun. En revanche, le contenu attendu de l’encyclopédie (ce qui y est admis) est en perpétuelle négociation entre les participants aux projets : cette définition semi-ouverte génère d’intenses débats – parfois houleux – et une dynamique qui font partie des ferments de l’intelligence collective wikipédienne. Parmi les cinq principes fondateurs du projet, la « neutralité de point de vue » – souvent mal comprise – est la clé de voûte qui régule le volet éditorial du projet mais aussi en partie qui facilite sa cohésion communautaire. Équilibre rationnel et dépersonnalisé des points de vue plutôt qu’énoncé d’un point de vue neutre qui est introuvable dans la plupart des cas, la neutralité wikipédienne :
- accorde aux différents points de vue une place proportionnelle au nombre et à la qualité des sources permettant de les accréditer,
- requiert l’attribution de chaque point de vue à une source extérieure pérenne et vérifiable,
- interdit les points de vue inédits.
Les avantages du pseudonymat
En plus de prescrire une approche bibliographique du savoir, ce principe fondateur de Wikipédia, conjointement avec le traitement unitaire des sujets, induit la recherche d’un consensus. Enfin, puisque les wikipédiens ne sont pas censés s’exprimer en leur nom mais au nom de sources extérieures qu’ils apportent à l’article, la neutralité de point de vue mène également à la dépersonnalisation de l’écriture de l’encyclopédie et des débats qui en sont le moteur, ce qui facilite l’atteinte dudit consensus. Néanmoins, si la dépersonnalisation permet, en amont, le dépassement et l’effacement des égos en tant que préalable à la capacité de travailler collectivement, elle est aussi potentiellement une perte en terme de communication en cours de processus et un risque de démotivation en aval. La solution wikipédienne à cette triple contrainte est le pseudonymat, mettant à bonne distance l’identité civile (celle qui porte l’égo de la « vie réelle ») mais autorisant l’identification communautaire (pour les discussions) et la récompense symbolique des contributeurs les plus méritoires (valorisation de l’égo wikipédien par la reconnaissance collective du travail accompli). Pour compléter ces principes fondamentaux, un cadre de régulation extrêmement complet, explicite et détaillé est mis en place[5]. Alors que le collectif est lui-même ouvert, de composition non-permanente et renouvelé à chaque instant, le triple pari réside dans la capacité à diffuser au niveau individuel l’ensemble des principes et règles, à s’assurer que chacun le trouve légitime et enfin à faire en sorte que chacun se sente autorisé à le rappeler aux autres. La première partie du pari est remportée grâce au cadre technologique (système extrêmement complet de pages de discussions, de notifications, de messages automatiques, de robots). La seconde l’est paradoxalement par le fait que, en dehors des cinq principes fondateurs, toutes les règles et recommandations sont négociables, rédigées collectivement et validées par consensus ou vote, ce débat démocratique permanent rendant le corpus de régulation relativement légitime et robuste. Le même facteur rend aussi autonome les wikipédiens dans leur façon d’expliquer et d’appliquer les règles : étant à la base de la rédaction de chaque texte, sans intervention extérieure, ils se sentent également autorisés à en être les défenseurs dans un système d’auto-régulation, difficile à appréhender d’un point de vue extérieur mais qui est le ciment de la communauté.
Wikipédia VS les réseaux sociaux
Si l’intelligence collective wikipédienne est la « sagesse des foules », on peut en résumer la spécificité en la comparant par exemple à la « folie des foules » sur les grands réseaux sociaux numériques. La différence tient en des choix initiaux de construction :
- les réseaux sociaux organisent le parallélisme des discours, chaque point de vue personnel sur un sujet donné étant traité dans un billet ou un message différent, sans nécessité de citation des sources, et favorisant la création de « bulle de points de vue », l’assèchement de toute discussion et l’affrontement stérile ; la régulation reposant sur une intervention extérieure est souvent déficiente, déresponsabilisante voire infantilisante ;
- Wikipédia a choisi l’unicité du traitement des sujets dans un seul et même article obligeant la confrontation constructive et la recherche d’un consensus via la neutralité de point de vue, la dépersonnalisation, l’interdiction des points de vue inédits et la mise en avant de sources de référence ; la régulation repose sur l’autonomisation et la responsabilisation des individus.
Vue synoptique des conditions d’émergence de l’intelligence collective sur Wikipédia
Ingrédient | Énoncé | Intérêt | Outils | Règles associées |
Ouverture | tout est modifiable tout le temps par tout le monde | multitude des contributions | technologie wiki | fondement technique du projet + licence libre |
Désinhibition | simplicité et réversibilité | multitude des contributions | technologie wiki | |
égalitarisme | multitude des contributions et diversité des apports | comptes pseudonymes et renvoi aux sources (références) | neutralité de point de vue + licence libre | |
dépersonnalisation | bon positionnement des égos | |||
Autonomisation (enpowerment) | contrôle de tout par tous | appropriation et diffusion rapide du cadre régulateur | technologie wiki, comptes pseudonymes, pages de discussion, système de notification | fondement technique du projet + toutes les règles sont négociables et interprétables |
Unicité du traitement des sujets | un sujet = un article | multitude des interactions, confrontation intellectuelle, recherche du consensus | comptes pseudonymes, pages de discussion, système de notification | encyclopédisme + neutralité de point de vue |
Renvois permanents aux règles et procédures | cohésion du projet | comportement observé de facto |
Pour aller plus loin
Voici un extrait vidéo de la rencontre.
- [0] Rien que pour la version en français : 460 000 pages vues par heure, 3 600 000 comptes enregistrés, 17 000 contributeurs enregistrés actifs chaque mois, plusieurs dizaines de milliers de contributeurs non-inscrits, plus de 2 millions d’articles, plus de 8 millions de pages pour organiser le projet, 290 articles créés chaque jour et 700 000 modifications par mois (statistiques).
- [1] Principes fondateurs
- [2] Le cinquième principe fondateur de Wikipédia est, selon les versions : « Il n’y a pas d’autres règles fixes » ou « Interprétation créative des règles », répondant à l’injonction initialement en anglais : « Ignore all rules! ».
- [3] La technologie wiki et le logiciel MediaWiki.
- [4] Le choix d’une licence libre comme contrat régissant les droits d’auteur.
- [5] Des centaines de pages de règles et de recommandations portant sur le savoir-vivre collectif, la typographie, la façon de discuter, de décider de l’admissibilité des articles, de structurer un plan d’article, etc.
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