Wikipédia existe en près de 300 langues. Du cebuano au turkmène en passant par l’hawaïen, l’encyclopédie gratuite et libre la plus consultée au monde fait la part belle à la diversité linguistique. Elle admet d’ailleurs des versions aussi bien dans les langues nationales ou officielles des pays que dans les langues régionales, minoritaires et dialectes divers. Pour autant certaines versions linguistiques existantes demeurent ignorées. Alors que certaines langues voient leur nombre de locuteurs diminuer inexorablement, par manque de reconnaissance nationale, par impossibilité de faire vivre leur langue, Wikimédia France dont l’action transcende les considérations politiques et outrepasse les visions court-termistes a décidé de s’impliquer dans la promotion de la diversité linguistique.
Valoriser les langues de France sur les projets Wiki
Depuis juin 2015, Wikimédia France, soutenue par la Délégation générale à la langue française et aux langues de France, a lancé un projet pour la formation des locuteurs des langues de France (de l’alsacien au breton et de l’occitan aux langues créoles) à la contribution sur les projets Wikimedia.
Dans un contexte politique particulier qui a vu en 2015 le retour du débat autour de la ratification de la charte européenne des langues, l’association a réalisé une enquête auprès des partenaires associatifs comme Lo Congrès ou institutionnels l’Office pour la langue et la culture alsacienne, le CIRDOC de Béziers ou encore l’Agence pour le Picard et enfin des universités comme celle de Strasbourg, de Sarreguemines, dont les réponses ont confirmé Wikimédia France dans son intention.
L’association tiendra donc le 23 janvier prochain un premier séminaire de formation à la contribution à destination des locuteurs des langues régionales, à la Maison de l’Europe de Paris
Lingua Libre, un nouvel outil pour les locuteurs
Parallèlement à cette première étape, un second projet est mené en partenariat avec des linguistes et des contributeurs comme Lyokoï, Psychoslave, Gratus, Vigneron et l’association APLLOD. Le développement d’une interface nommée «Lingua Libre» permettra d’enregistrer des mots en langues régionales et de les téléverser sur Wikimedia Commons. L’objectif est ainsi d’’apporter un outil supplémentaire aidant les locuteurs à agir pour promouvoir leur langue. L’état d’avancement de ce second projet sera présenté lors du séminaire du 23 janvier.
En novembre 2015, les premiers enregistrements avec une locutrice xârâcùù (langue kanak de la région de Canala) ont eu lieu à la Maison de la Nouvelle-Calédonie.
Une contribution au débat politique
Depuis Octobre 2015, Jean-Jacques Urvoas soutient l’association dans son action pour la promotion des langues régionales sur les projets Wikimedia. Investi dans la lutte pour la reconnaissance des langues régionales, Député du Finistère et Président de la Commission des Lois à l’Assemblée nationale, a accordé son parrainage à Wikimédia France pour ce projet. Il a porté la proposition de loi pour la ratification de la charte européenne des langues régionales et minoritaires voté par l’Assemblée nationale en janvier 2015. Mais en octobre dernier, le Sénat a rejeté un projet de loi similaire. La ratification nécessitant une modification de la constitution de la Ve République et la majorité des ⅗ loin d’être atteinte, la ratification de la charte européenne semble à nouveau être reportée aux calendes grecques. Il vient nous donner un nouvel éclairage sur la situation actuelle des langues régionales.
Bien que déçu par ce vote, Jean-Jacques Urvoas préfère noter les évolutions positives qu’il a relevé au cours des débats. Un petit pas de plus vers la ratification de la charte et dans le changement des mentalités bien que les événements internationaux additionnés au vote négatif du Sénat réduit considérablement les chances de réalisation de l’engagement de campagne numéro 56 du Président de la République.
Il comprend la lassitude exprimée par une partie des locuteurs dans l’enquête menée par Wikimédia France et la DGLFLF mais espère que la France comme d’autres pays européens réussira à préserver sa diversité culturelle et linguistique. Il salue ainsi l’action de l’association auprès des locuteurs des langues de France contribuant à alimenter le débat et à proposer des solutions innovantes.
Retrouvez l’interview complète de Jean-Jacques Urvoas ci-dessous :
- Vous avez porté le projet de loi pour la ratification de la charte européenne des langues adoptée par le Conseil de l’Europe en 1992. Qu’est-ce qu’apporterait une ratification de la charte européenne des langues pour les millions de Français locuteurs d’une langue régionale ?
Les détracteurs du texte ont souvent fait remarquer que les 39 engagements souscrits par le Gouvernement Jospin lors de la signature de 1999 n’apporteraient aucune avancée concrète par rapport à ce qui est déjà autorisé en France aujourd’hui. Ils ont raison, mais l’essentiel est ailleurs – il est dans le caractère symbolique que revêtirait une telle ratification. Par elle, notre pays signifierait son acceptation d’une norme européenne très libérale en matière de protection et de promotion des langues régionales. En d’autres termes, la Charte à mes yeux n’est pas une fin, elle est une invitation. Sa ratification témoignerait d’une volonté politique en faveur de la reconnaissance effective d’une diversité linguistique trop souvent perçue comme une menace, ou au contraire un objet de risée, alors qu’elle constitue une richesse inestimable dont la France devrait s’enorgueillir. Malheureusement, les mentalités n’évoluent pas aussi rapidement que je le souhaiterais…
- Le projet de loi, justement, a été rejeté par le Sénat en octobre dernier. Les attentats de Paris du 13 novembre 2015 ont défini de nouvelles priorités politiques. Est-ce qu’une ratification de la Charte européenne est encore possible durant le quinquennat de François Hollande ?
En toute franchise, il est difficile de l’envisager. La ratification de la Charte implique une révision constitutionnelle qui ne saurait être conduite à terme sans l’existence d’une majorité qualifiée des trois cinquièmes. Le vote du Sénat démontre qu’hélas cet objectif, à l’heure actuelle, est hors de portée. C’est pour moi une véritable désillusion, car j’ai longtemps été convaincu que les conditions étaient réunies, durant cette législature, pour que ce vieux dossier emblématique aboutisse enfin. Mais je ne me laisse pas abattre pour autant. Les rapports de force au Parlement évoluent positivement, et chaque occasion manquée nous rapproche un peu plus d’un succès que je crois de toute manière inéluctable.
- Le discours d’intronisation prononcé par Gilles Simeoni au Conseil exécutif de Corse en langue corse a suscité de nombreuses réactions politiques. Selon vous, où doit être placée la limite entre l’utilisation du français et celle de la langue régionale dans le discours public ?
Si je déplore une certaine conception absolutiste de la langue française, ce n’est pas pour la saluer lorsqu’elle s’applique à la langue corse ! Que celle-ci trouve toute sa place dans les débats de l’Assemblée et du Conseil exécutif insulaires, je ne fais pas partie de ceux que cela dérange, bien au contraire, mais si elle devait se substituer purement et simplement au français, ce serait pour le moins problématique… Ne serait-ce que pour d’évidentes raisons constitutionnelles. Rappelons-le, « la langue de la République est le français » (Art II, Constitution de la Ve République) et son usage s’impose dans la vie publique. Pour autant, le Conseil constitutionnel lui-même, bien que traditionnellement très fermé sur la question des langues régionales, n’est pas hostile au recours à des traductions, ce qui, de fait, revient à autoriser le bilinguisme dans les assemblées politiques de Corse ou de Bretagne. Sachons donc exploiter les opportunités ainsi offertes, plutôt que de se laisser enfermer dans des postures provocatrices.
- Wikipédia en catalan compte 490.000 articles quand la Wikipédia en breton compte 56.000 articles et celle en occitan 80.000 articles. Au-delà de la question du nombre de locuteurs (10 millions pour le catalan contre 172.000 pour le breton), la vitalité des langues régionales dépend de la volonté politique. Est-ce que la réforme des régions permettra aux nouvelles entités territoriales de mener une véritable politique linguistique ?
Durant cette législature, les lois MAPTAM (Loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles) du 27 janvier 2014 et NOTRe (Nouvelle organisation territoriale de la République) du 7 août 2015 ont utilement contribué à renforcer la légitimité des conseils régionaux dans ce domaine. La première leur confère expressément une compétence pour assurer la promotion des langues régionales et la seconde permet aux autres niveaux de collectivités (communes et départements) de poursuivre leurs investissements en la matière, en dépit de la suppression de la clause de compétence générale. Ce sont des avancées importantes qu’il faut saluer. Les régions se trouvent aujourd’hui confortées dans leurs missions au service du plurilinguisme. Quel effet aura demain leur regroupement sur les politiques conduites au profit des langues régionales ? Il est sans doute trop tôt pour le dire. Pour parler clairement, les élus champenois ou lorrains sont-ils prêts à consentir un effort financier afin de sauvegarder la langue alsacienne ? Il faut l’espérer…
- Wikimédia France agit selon deux axes : développer une certaine prise de conscience chez les locuteurs tout en leur fournissant un moyen d’expression et de valorisation de ces langues par les outils Wikimédia. Comment développer la visibilité de cette richesse linguistique, symbole de la diversité culturelle française, à l’étranger ?
Selon moi, l’atout essentiel de nos langues régionales est que, pour nombre d’entre elles, ce sont en réalité des langues internationales, parlées dans plusieurs pays : c’est le cas par exemple du catalan et du basque, du flamand et même du breton – proche parent du cornique et du gallois. Elles s’affranchissent des frontières nationales, elles sont tournées vers l’étranger – ce qui explique aussi, pour une part, le discrédit dont elles pâtissent en France de la part d’organisations politiques d’inspiration nationaliste.
Ces langues sont naturellement des ponts entre les États, et l’on peut dès lors comprendre que l’Europe se montre si soucieuse de leur préservation. Le meilleur moyen de renforcer leur visibilité internationale consiste sans doute à encourager ces liens transfrontaliers, actuellement trop peu développés. Certes, dans le contexte très troublé que nous connaissons, la tentation du repli derrière quelque ligne Maginot fantasmée n’a jamais été aussi forte, mais le fait est que sans ouverture au monde, le plurilinguisme et le multiculturalisme ne sauraient prospérer.
- Lors de l’enquête menée par Wikimédia France concernant les langues de France, près de 75 % des participants se sont déclarés très inquiets pour l’avenir des langues régionales. Partagez-vous ce sentiment ?
Il est effectivement difficile d’être optimiste. A l’exception sans doute des créoles d’outre-mer, la plupart des langues régionales pratiquées en France, et notamment sur le territoire métropolitain, se trouvent dans une situation très précaire, voire critique. Il n’y a pour autant aucune fatalité à ce déclin. La Grande-Bretagne, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, toutes sont parvenues à sauver leurs langues régionales, pourquoi la France devrait être le seul pays où elles seraient condamnées à l’extinction? Je me raccroche à cet espoir – ce que les autres ont fait, nous pouvons le faire nous-mêmes. Reste à espérer que la nécessaire prise de conscience ne survienne pas trop tard, on ne protège pas des langues qui ne comptent plus de locuteurs…
- Dans l’enquête que nous avons effectuée auprès des locuteurs, nous leur demandions de quels acteurs dépendait la préservation et la promotion des langues régionales. Les réponses possibles étaient l’Union européenne ; le ministère de l’Éducation nationale ; le ministère de la Culture ; les collectivités locales ; la volonté de chaque locuteur de faire vivre sa langue. Cette dernière réponse a reçu le plus de votes. Faut-il comprendre qu’une partie des locuteurs n’espère plus l’intervention de L’État dans ce domaine ?
Je puis assurément comprendre leur lassitude. Voici quelques années, en 2010, je m’étais renseigné concernant les moyens budgétaires mis en œuvre par le ministère de la Culture en faveur des langues régionales. Ils s’élevaient en tout et pour tout à 500 000 euros, soit une moyenne de 6.329 euros pour chacune ! Ne nous leurrons pas, cependant : faute de soutien public, aucune langue régionale ne peut espérer survivre bien longtemps, car comment procéder sans écoles, sans médias, sans aides au développement culturel ? Il convient à cet égard de ne pas sous-estimer l’investissement très substantiel consenti par nombre de collectivités territoriales en faveur de la pluralité linguistique. Lorsqu’en 2010, le ministère de la Culture consacrait une enveloppe de 500.000 euros à la promotion des 75 langues de France, la Région Bretagne, la même année, affectait un budget de plus de 6 millions d’euros au développement des seules langues bretonne et gallèse.
Certes, la volonté des locuteurs constitue assurément le facteur essentiel, mais dans la durée elle ne saurait suffire. Un soutien des pouvoirs publics s’avère incontournable, et la région est sans nul doute l’échelon pertinent pour exercer la compétence de manière optimale. A mon sens, il incombe ensuite à l’État de ne plus faire obstacle – nous pourrions élaborer une belle loi rien qu’en levant les verrous juridiques qui actuellement entravent le rayonnement des langues régionales… Enfin, l’Europe devrait être en mesure de veiller, par des outils de contrôle adaptés, à ce que les législations nationales se débarrassent effectivement de toute disposition discriminante à l’encontre de ces mêmes langues.
“Alors que certaines langues voient leur nombre de locuteurs diminué inexorablement”
Vous êtes sûrs du “diminué” ??