Cet article écrit par Christelle Molinié — documentaliste au musée Saint-Raymond, musée d’archéologie de Toulouse — a été précédemment publié en janvier 2020 dans le n°282 vol.1 de Musées et collections publiques de France sur le thème Musée et numérique.
Les vases communicants : la collaboration entre musées et projets Wikimedia pour le partage du patrimoine culturel
Alors que Wikipédia est devenue le portail incontournable d’accès à la connaissance sur le web et que sa fiabilité tend à être communément reconnue, on peut regretter de ne pas voir davantage d’établissements patrimoniaux investir l’encyclopédie collaborative et ses projets frères pour œuvrer à leur mission de diffusion des collections. En effet, le 5e site le plus visité au monde, offre une visibilité incomparable à aucune autre plateforme institutionnelle, et si les musées d’Amérique du Nord et d’Europe du Nord l’ont compris depuis longtemps et inscrivent les projets Wikimedia (en particulier Wikipédia, Wikimedia Commons pour les images et Wikidata pour les métadonnées structurées) dans leur stratégie numérique, on peut s’étonner de la frilosité des musées français et de leur faible participation.
Freins, barrières et réticences
Outre la méconnaissance des projets, il y a plusieurs explications à ce faible investissement qui ne repose pas uniquement sur le manque de volonté.
Question juridique
La contribution aux projets wiki se heurte souvent à des limites juridiques. A partir du moment où l’institution souhaite verser des contenus ceux-ci doivent être placés sous licence libre permettant une réutilisation gratuite y compris pour un usage commercial.
Si la démarche d’ouverture initiée par le Rijksmuseum en 2012 a donné un nouveau statut aux images des collections muséales, désormais considérées comme un support de diffusion de connaissances et non plus comme un produit commercial, le mouvement a très peu été suivi en France.
Car en effet, même si la loi pour une une République numérique (2016) a instauré l’open data par défaut, une exception persiste concernant les contenus culturels, offrant la possibilité d’appliquer une redevance de réutilisation sur des œuvres pourtant entrées dans le domaine public. La question est cruciale en particulier pour ce qui concerne les reproductions d’œuvres. Le rapport du programme Images/Usage fait état des conséquences de la situation sur la recherche en histoire de l’art et la sous-représentation des collections françaises à l’échelle internationale. Aujourd’hui les musées qui pratiquent l’ouverture de leurs ressources en France dépendent essentiellement de collectivités territoriales qui se sont engagées dans une démarche d’open data/open content.
Question technique
S’approprier les outils et approcher la communauté wikimédienne peut susciter des appréhensions de la part des professionnels des musées, mêlant à la fois des questions de légitimité, de compétences techniques et de collaboration avec des personnes d’horizons souvent éloignés du domaine muséal. Pourtant les musées français ne ciblant pas particulièrement les profils à compétences numériques dans leurs recrutements, la contribution aux projets wiki est l’opportunité de pallier ces lacunes grâce à l’aide de la communauté tout en assurant une montée en compétences de membres de l’équipe.
Question de qualité des sources et de performance des outils
La course à l’exposition et à l’événementiel résultant de l’injonction communicationnelle adressée aux musées, se fait bien souvent au détriment des activités fondamentales d’inventaire et de documentation des collections. Il en résulte des inventaires incomplets, des collections non numérisées, des documents lacunaires et sans sources dont le manque de gestion harmonisée et continue rend la valorisation difficile. Les outils de gestion des collections n’ont pas toujours été conçus et alimentés de façon structurée et standardisée dans des perspectives de publications et il est alors nécessaire d’effectuer une reprise des données avant de pouvoir envisager de les communiquer.
Question d’identité et de positionnement dans l’écosystème numérique
L’application des stratégies marketing aux entreprises culturelles incite les musées à s’affirmer en tant que marques et à renforcer leur distinction et leur identité. La publication des collections sur le web consiste en général en l’ouverture d’un portail propre accessible via le site officiel du musée. Cette conception commerciale est difficilement compatible avec la philosophie des projets collaboratifs où l’institution s’efface derrière ses collections et intègre ses propres contenus à ceux produits par la communauté. La comparaison menée par le Metropolitan Museum du nombre de pages vues concernant les œuvres les plus populaires de sa collection sur son site web à celui de la consultation d’articles Wikipédia sur les mêmes œuvres, a révélé que Wikipédia a une audience en moyenne sept fois supérieure.
Opportunités, avantages et bénéfices
Visibilité et accessibilité
La mise en évidence des contenus Wikimedia parmi les premiers résultats des moteurs de recherche assure une accessibilité aux collections sans commune mesure. Le caractère encyclopédique des projets permet de décloisonner les champs disciplinaires et offre la possibilité à tout internaute grâce aux licences libres et aux formats standardisés de s’approprier et de réutiliser les contenus pour des usages diversifiés.
Gratuité et pérennité
Ces plateformes déchargent l’institution des contraintes financières et de la maintenance technique d’outils dédiés. Elles sont en effet gratuites et pérennes et cette économie de moyens profite en particulier aux petites structures désireuses de diffuser largement leurs collections sans disposer de crédits. C’est le choix opéré par les musées départementaux de la Haute-Saône en 2012 dans le cadre de leur stratégie de diffusion numérique.
Maintenance et évolutions technologiques
Le modèle collaboratif génère une course à l’innovation au sein de la communauté wikimédienne, en alerte constante sur les technologies émergentes et soucieuse de les appliquer aux projets.
Aussi l’utilisation des plateformes permet de profiter de cette intelligence collective et de bénéficier de fonctionnalités que les outils et bases métier n’offrent pas encore.
Wikimedia Commons héberge outre des images et de la vidéo, des modélisations 3D. Intégrer ses collections à Wikidata, c’est les propulser dans le web des données liées et bénéficier de traductions et de contenus présents dans d’autres réservoirs de connaissances, c’est offrir la possibilité d’éditer les collections sous forme de datavisualisations. Et demain se prépare déjà avec, entre autres, l’arrivée du standard d’images IIIF et l’intelligence artificielle.
10 ans de partenariats GLAM
En 2010 les premières institutions culturelles françaises signent des conventions avec Wikimédia France (BnF, Centre Pompidou, Ville de Toulouse). Au début de ces partenariats la communauté wikimédienne a soutenu et encouragé les établissements pionniers et s’est massivement investie à titre bénévole et avec enthousiasme dans les projets.
Aujourd’hui on ne peut plus inciter les institutions à établir des partenariats en leur faisant miroiter qu’une armée de bénévoles viendra valoriser ses collections sur les projets wiki.
En effet, la charge de travail impliquée par la production de contenus ou l’import automatisé de ressources existantes nécessitant des traitements de masse afin de les homogénéiser, est trop lourde pour être assumée intégralement sur la base du volontariat.
Le projet Phoebus remarquablement mené au muséum de Toulouse depuis près de 10 ans, reste un exemple isolé et ne peut véritablement constituer un modèle réplicable. L’action bénévole doit rester libre, spontanée et ponctuelle et ne peut reposer sur aucune obligation et engagement qui reviendrait à une forme de travail de sous-traitance documentaire.
Mais alors comment une institution peut-elle s’inscrire dans le travail de la communauté et l’articuler avec ses pratiques et comment le bénévole peut-il contribuer aux missions de l’institution ?
Inscrire les projets Wikimedia dans les missions muséales traditionnelles de gestion documentaire et de médiation culturelle.
L’équipe du musée est à l’écoute et à la disposition des contributeurs pour les accompagner dans leurs projets (fourniture de sources textes et images pour l’écriture d’articles, facilitation d’accès aux collections pour réaliser des prises de vues, édition de fichiers de données ou préparation de sets d’images pour réaliser des téléversements). Elle a aussi un rôle d’encouragement et de valorisation du travail bénévole en ligne via les réseaux sociaux ou dans ses murs par l’organisation d’ateliers de contribution ou éditathons.
Mais afin d’aller au-delà de l’effet vitrine d’événements ponctuels, et de ne pas voir les partenariats s’essouffler trop rapidement, il est nécessaire que l’institution s’implique directement dans le travail de versement et de production de contenus.
S’il n’est pas envisageable de dédier du personnel spécifiquement sur ces projets qui peuvent s’avérer chronophages, il est possible d’intégrer cette activité au flux des activités documentaires, de faire en sorte que les plateformes wiki auxquelles on apporte une expertise muséale deviennent un maillon constitutif de la chaîne documentaire au même titre que les outils métier.
Au musée Saint-Raymond, musée d’Archéologie de Toulouse, les outils Wikimédia font partie du quotidien documentaire.
Il est facile d’éditer Wikipédia ponctuellement pour l’enrichir d’informations trouvées au gré de l’activité documentaire, de créer des articles concernant les collections faisant la synthèse sommaire des dossiers d’œuvres et constituant une voie d’accès aux ressources documentaires du musée. La base Wikidata est utilisée comme référentiel d’autorités pour structurer la base de données d’inventaire et elle est en retour enrichie des données produites par le musée (vocabulaires scientifiques, fichier personnes, données d’inventaire, données d’expositions…). Wikimedia Commons fait office d’outil de gestion de photothèque allégé : d’une part comme lieu de stockage et d’autre part comme support de transmission d’images.
Le travail documentaire une fois publié est capitalisé et mis à la disposition de tous pour être recyclé et nourrir des réutilisations futures internes ou externes.
En retour via le système de liens, de catégorisation, d’agrégation et de traductions multilingues, les contenus sont enrichis de contributions externes d’une telle ampleur que l’institution est incapable de générer de façon isolée.
Des projets libres mais contrôlés
Investir les projets wiki c’est aussi un moyen pour l’institution de contrôler les contenus la concernant. Pouvoir rectifier des erreurs sur Wikipédia ou sourcer des informations, enrichir les métadonnées des objets publiés sur Wikimedia Commons ou bien verser des images de meilleure qualité que celles prises par des visiteurs dans des conditions contraignantes. Via le système d’alerte et la liste de suivi il est possible d’assurer une veille régulière sur l’ensemble des actions réalisées par des tiers sur les contenus qui nous concernent et ainsi détecter très rapidement d’éventuels actes de vandalisme.
D’expérience, si l’on compare le nombre d’améliorations et enrichissements au nombre de dégradations, ces dernières restent très marginales.
Évolution professionnelle et formation
Appréhender les projets wiki peut se faire de différentes façons. En autoformation via le WikiMOOC, les différents tutoriels existants et les nombreux espaces d’échanges présents sur les plateformes. Participer à des ateliers de contribution organisés par des groupes de contributeurs locaux est également l’occasion d’apprendre, de se perfectionner et de tisser des liens avec des membres de la communauté.
On voit apparaître de plus en plus de proposition de formation continue sur le sujet de la part d’organismes professionnels (AAF, ENSSIB) et Wikimedia France dispose d’un référent GLAM au service des institutions pour les conseillers et les orienter dans leur démarche.
Toutefois la montée en compétences et le gain progressif d’autonomie ne permettent pas de s’affranchir totalement de l’appui de la communauté : il y a des limites techniques infranchissables et des évolutions technologiques permanentes difficiles à suivre.
Les collections muséales ne prennent sens qu’au regard d’autres corpus, contenus et sources de connaissances. C’est en les inscrivant dans le contexte d’un réseau informationnel globalisé via des interfaces web encyclopédiques, ouvertes et interopérables que l’on favorisera leur dissémination et réutilisation dans des domaines décloisonnés.
A l’heure où l’ICOM réfléchit à une nouvelle définition du musée tenant compte de ses évolutions en termes de démocratie, d’inclusion, d’égalité d’accès au patrimoine et de collaboration avec les communautés, les projets Wikimédia par leur philosophie et leur mode de construction répondent à ces missions fondamentales dans un objectif commun de partage de connaissances libres et ouvertes.