Mercredi, alors que la protestation d’internet contre le projet de loi SOPA battait son plein, la Cour Suprême des États-Unis a rendu son verdict dans l’affaire Golan v. Holder, une décision lourde de conséquence faisant retomber des œuvres sous la protection des droits d’auteurs alors qu’elles étaient précédemment considérées comme étant dans le domaine public.
Si depuis deux siècles la durée du droit d’auteur n’a cessé d’augmenter, passant de quelques années après la création de l’œuvre à ces 70 ans après la mort de l’auteur (qui font que viennent tout juste de passer dans le domaine public les œuvres des auteurs morts en 1941), une constante demeurait : une œuvre entrée dans le domaine public le restait. Elle devenait alors libre de réutilisation, d’adaptation, de diffusion. Elle entre dans le bien commun de l’humanité.
Cette décision de justice vient contredire ce point, faisant repasser sous copyright des milliers d’œuvres considérées comme étant dans le domaine public, au regret de nombreux artistes et défenseurs du domaine public.
Quelques explications :
La Convention de Berne et l’Uruguay Round Agreements Act
La Convention de Berne est un traité régissant la protection des œuvres au niveau international. En 1989, les États-Unis ont rejoint la Convention de Berne par l’entrée en vigueur du Berne Convention Implementation Act of 1988. Cette convention fixait l’entrée dans le domaine public à 50 ans minimum après la mort de l’auteur.
En 1994, suite au cycle d’Uruguay (Uruguay Round, dernier des cycles de négociations internationales ayant eu lieu dans le cadre de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce [GATT]), entrait en vigueur aux États-Unis le Uruguay Round Agreements Act (URAA). Cette loi apportait les dernières modifications au Copyright Act, nécessaires pour l’entrée au sein de la Convention de Berne, essentiellement sur la protection des œuvres originaires d’autres pays.
Dans le cadre de ce traité, par la section 514, le Congrès des États-Unis a accordé une protection par copyright aux œuvres étrangères qui relevaient de fait du domaine public, si ces œuvres étaient encore protégées par le droit d’auteur du pays d’origine lors de l’entrée en vigueur de l’URAA, le 1er janvier 1996.
C’est ainsi que des millions d’œuvres ont vu leur protection par copyright restaurée aux États-Unis.
Critiques et contestation
Cette décision a été vivement critiquée. En 2004, des membres de la société civile qui dépendaient de ce domaine public pour vivre − chefs d’orchestre, enseignants, interprètes, archivistes et distributeurs − l’ont contestée devant les cours, arguant que le Congrès avait outrepassé son pouvoir, et que sa décision allait à l’encontre de la Constitution des États-Unis.
L’affaire a fini par arriver devant la Cour Suprême des États-Unis, avec le soutien de nombreuses parties, notamment la Wikimedia Foundation, hébergeur des projets Wikimédia.
Mercredi, la Cour a rendu son verdict et a confirmé la décision du Congrès, affirmant que celle-ci ne violait ni la Copyright Clause, ni le Premier Amendement.
Des implications morales et économiques
Au fil des ans, la durée de protection par le droit d’auteur n’a cessé d’augmenter. Aux États-Unis, le Congrès l’a étendue à 19 reprises en deux siècles, ce qui n’est pas l’apanage des États-Unis : l’Union Européenne et les pays qui en font partie ont fait passer diverses lois et directives aux mêmes visées d’allongement de la durée de protection des œuvres.
Chacune de ces lois a fait reculer le domaine public, mais une constante restait : ce qui entre dans le domaine public y reste définitivement. L’URAA est allée plus loin. Pour la première fois de l’histoire des États-Unis, le domaine public a été diminué : des œuvres en ont été arrachées.
Cette décision place également les réutilisateurs d’œuvres dans une situation délicate : si l’exploitation d’œuvres du domaine public n’est soumise à aucune restriction, un domaine public changeant est synonyme d’insécurité juridique. Ainsi, si Lawrence Golan, chef d’orchestre et principal requérant de l’affaire pouvait librement interpréter Pierre et le Loup de Prokofiev, l’URAA est venue changer la donne.
Durée de protection et influence sur les projets Wikimedia
Avec l’URAA, les États-Unis ont protégé des œuvres étrangères « pour la durée de protection restante dont l’œuvre aurait bénéficié si elle n’était jamais passée dans le domaine public aux États-Unis ». Or, la loi des États-Unis donne aux œuvres publiées entre 1924 et 1978 une protection de 95 ans après la date de publication. Cela provoque des situations absurdes : les États-Unis ne reconnaissant pas la « règle du terme le plus court », ces œuvres ont beau entrer dans le domaine public dans leur pays d’origine, elles restent protégées aux États-Unis.
Or, les projets Wikimedia doivent être en conformité avec la loi des États-Unis, où ils sont hébergés. La communauté des projets, qui a au fil des années développé une connaissance pointue en matière de droit d’auteur, discute de la marche à suivre ; et s’apprête donc à supprimer des milliers d’œuvres pourtant passées dans le domaine public dans leur pays d’origine des différents projets Wikimédia.
Les exemples sont légion. Gandhi étant mort en 1948, ses écrits sont dans le domaine public depuis 2008 (durée de protection de 60 ans après la mort de l’auteur en Inde) ; mais ceux publiés après 1923 restent protégés aux États-Unis, et ne peuvent aller enrichir Wikisource. Il en va de même des dernières œuvres de Gaston Leroux ou de Rudyard Kipling, de Freud ou de Federico Garcia Lorca.
Les projets Wikimedia ont pour vocation de donner accès à l’ensemble des connaissances humaines. Ils constituent certains des plus importants viviers du domaine public : la médiathèque Wikimedia Commons en héberge plus d’un million d’œuvres, Wikisource est largement constituée d’œuvres littéraires sous ce régime, le Wiktionnaire s’est abondamment bâti sur des dictionnaires du domaine public…
Le 26 janvier prochain, Wikimédia France aura à cœur de célébrer la journée du domaine public. Le cœur à la fois en liesse d’accueillir ces nouvelles œuvres, et serré de constater les assauts subis contre cette richesse commune.
Le “copyright” suppose un enregistrement ? Un peu comme une marque qui doit être renouvelée pour maintenir ses droits…
Lena,
j’ai compris cette décision pour ce qui concerne Les auteurs qui disposent encore de leurs droits (notamment dans leurs pays d’origine…)
J’observe que tout comme Orwell, Tokien et Prokofiev sont dans le même cas….
Ce n’est pas du tout le cas de Robert Delaunay et Eugène Galien-Laloue sus-cités. Aussi, j’aimerai mieux comprendre comment la décision de la cour suprême permet d’affirmer que cela concerne aussi les auteurs qui sont dans le DP dans leurs pays d’origine,…
Ce n’est pas du tout la même chose que de comparer Orwell à Robert Delaunay au niveau des droits, j’ai parcouru la décision et il parait compréhensible de protéger des œuvres qui l’étaient partout sauf aux US.
Si on en arrive à une situation inverse, j’aimerai comprendre comment, protéger des oeuvres qui ne l’étaient plus aux US, permet de créer une situation inverse et absurde.
J’ai du mal à comprendre comment les peintures prises en exemple ne seraient plus dans le D.P car si la cour supreme a redonné des droits d’auteur à Orwell aux US, cela me semble “normal”. Pourquoi un auteur qui aurait des droits d’auteur, les perdrait aux seul US.
Se servir d’auteurs qui ont tous des droits d’auteur dans leurs pays…. et nous expliquer que des auteurs qui sont eux dans le dp, ne le seraient plus mériteraient une explication.
Pour information, Orwell est mort. Ce n’est donc pas lui qui a “des droits”, ce sont au mieux une dizaine de ses descendants (petits-enfants et arrière-petits-enfants, qu’il n’a pas du tous connaître de son vivant), au pire une société de gestion de droits.
Sinon, aux US, justement, un auteur peut être sous le régime de “copyright”, donc restrictif, alors qu’il est dans le domaine public (donc libre) ailleurs.
Souvenons-nous de la Prohibition: une trop grande contrainte engendre la fraude, le piratage, le marché noir et la criminalité qui l’accompagne. Pour paraphraser: trop de marché tue le marché.
Gravissime: déjà 70 ans après la mort de l’auteur le copyright n’appartient même plus à ses héritiers en général. La marchandisation du monde se poursuit sous prétexte de défendre les créateurs.
Si des oeuvres quittent le domaine public, qui en sont les proprietaires?
@X
[…]
On critique beaucoup l’allongement de la durée du droit d’auteur, mais on rappellera qu’une entreprise familiale n’est pas retirée à la famille 70 ans après la mort du fondateur et que ses descendants peuvent continuer d’en vivre ad vitam.[…]
Enfin il y a une grande différence entre vivre des œuvres créées par un proche et continuer à faire vivre une entreprise familiale.
Pour continuer à empocher le pactole légué par Picasso, il suffit de se lever le matin et téléphoner à son gestionnaire de fortune.
Pour continuer à faire vivre une entreprise comme Michelin faut se lever et aller au turbin.
À mon avis la comparaison n’a pas lieu d’être.
Un autre point de vue :
Il y a le livre « Un monde sans copyright » qui peut être intéressant à regarder pour se faire une idée de la solution la plus extrême (je ne l’ai pas encore lu, je sais pas ce qui est proposé exactement)
http://www.framablog.org/index.php/post/2012/01/07/monde-sans-copyright
@Jean-Frédéric
Ah oui effectivement ils ont signé la Convention mais l’appliquent pas… c’est pas très honnête ça… Espérons qu’ils se rattrapent vite ou que ce fut qu’une erreur de coordination de leur part !
Non, non, les états signataires ont parfaitement le droit de ne pas appliquer cette clause. Les États-Unis sont loin d’être les seuls à avoir fait ce choix (d’ailleurs, même si c’est très embêtant pour nous, il y avait très certainement de bonnes raisons pour).
@Neitsabes
C’est le sens de la « règle du terme le plus court » (Rule of the shorter term : « Dans tous les cas, la durée sera réglée par la loi du pays où la protection sera réclamée ; toutefois, à moins que la législation de ce dernier pays n’en décide autrement, elle n’excédera pas la durée fixée dans le pays d’origine de l’œuvre. » (Convention de Berne, article 7, alinéa 8). Mais les États-Unis n’appliquent pas cette règle (ce ne sont pas les seuls).
@Arialia
Plus d’information sur la manière dont la communauté Wikimédia Commons réagit : http://commonists.wordpress.com/2012/01/21/uraa-domaine-public-et-wikimedia-commons/
Merci Adrienne Alix, c’est un vrai “bordel” cette histoire 🙂 Il eut donc été préférable que la Convention de Berne ne se contente pas de fixer un minimum de 50 années avant l’entrée dans le domaine public, mais qu’elle fixe également un maximum commun à tous les signataires 🙂
Il faut trouver un équilibre entre droit d’auteur et domaine public.
On critique beaucoup l’allongement de la durée du droit d’auteur, mais on rappellera qu’une entreprise familiale n’est pas retirée à la famille 70 ans après la mort du fondateur et que ses descendants peuvent continuer d’en vivre ad vitam. Ce n’est pas le cas des oeuvres culturelles, les descendants des créateurs ne pourront pas vivre du labeur de leurs (grands-)parents.
C’est une mesure nécessaire, prise pour le bien de l’éducation et du progrès culturel.
Mais n’oublions pas les auteurs et leurs factures pour autant et laissons-leur le bénéfice et au moins à leurs enfants, de leur travail pendant une durée suffisante.
Tout le monde aimerait que tout soit dans le domaine public tout de suite, mais si les créateurs ne peuvent plus vivre de leur art, ça n’enrichira pas le Monde culturellement.
Pour revenir à ce problème précis:
Il ne faut pas constamment rêver de raccourcir la durée des droits d’auteur, et il ne faut sûrement pas retirer du domaine public des choses qui y étaient au risque de détruite toutes les oeuvres qui ont été créées à partir de celles-là.
Tout est une question d’équilibre.
Je ne vois qu’une seule solution : déménager les projets Wikimedia dans un autre pays plus cool
Je ne comprends pas bien l’article.
Il est dit :
“Dans le cadre de ce traité, par la section 514, le Congrès des États-Unis a accordé une protection par copyright aux œuvres étrangères qui relevaient de fait du domaine public, si ces œuvres étaient encore protégées par le droit d’auteur du pays d’origine lors de l’entrée en vigueur de l’URAA, le 1er janvier 1996.”
ça me parait normal pour ce point, par contre, quel est le rapport avec :
“Or, la loi des États-Unis donne aux œuvres publiées entre 1924 et 1978 une protection de 95 ans après la date de publication. Cela provoque des situations absurdes : les États-Unis ne reconnaissant pas la « règle du terme le plus court », ces œuvres ont beau entrer dans le domaine public dans leur pays d’origine, elles restent protégées aux États-Unis.” ?
Je lis que d’un côté la loi américaine protège, sur le territoire US, les oeuvres encore protégées dans leur pays d’origine, et d’un autre côté, je lis que cette même loi (?) restaure un copyright sur le territoire US (uniquement) si elle est publiée depuis moins de 95 ans, même si elle est déjà libre dans son pays d’origine.
On a donc affaire à un imbroglio, je suis d’accord. La loi américaine serait donc à sens unique : si l’oeuvre est protégée dans son pays d’origine -> on la protège sur le territoire US, en revanche, si elle est libre dans son pays d’origine, il faut attendre 95 ans après sa publication pour qu’elle soit “libérée” sur le territoire américain ? Est-ce bien ça ?
Bonjour,
En réalité la situation est la suivante : si des œuvres ont été considérées comme étant dans le domaine public aux USA alors qu’elles ne l’étaient pas dans leur pays d’origine, et qu’elles ont été publiées entre 1924 et 1978, alors on leur applique un régime de droit d’auteur qui court pendant 95 ans après leur publication, que l’œuvre soit à présent dans le domaine public dans le pays d’origine, ou pas.