C’est l’événement du jour : en ce 18 janvier 2012, un certain nombre de sites web, et notamment la Wikipédia en anglais, « ferment leurs portes » pour 24h en protestation contre le projet de loi SOPA (Stop Online-Piracy Act) qui est discuté aux États-Unis. Wikimédia France soutient cette action forte de protestation qui, nous l’espérons, fera reculer le législateur américain et découragera les législateurs européens et français de se lancer vers le même type d’attaque contre le web ouvert et libre que nous défendons.
La décision de « black-out » de la Wikipedia en anglais est intervenue après un débat approfondi dans la communauté des contributeurs, puis le vote de ceux-ci, appelés par un bandeau placé en haut des pages de la Wikipedia en anglais pour les utilisateurs connectés. Rappelons que si la Wikimedia Foundation soutient ce black-out et s’est clairement opposée à la loi SOPA, elle laisse les contributeurs libres de choisir le mode d’action. Ainsi les contributeurs anglophones ont opté pour une Wikipedia en anglais inaccessible partout dans le monde (et non pas seulement aux États-Unis). Les contributeurs germanophones, italophones et hispanophones s’orientent eux vers un bandeau explicatif, de même que les contributeurs de Wikimedia Commons, alors que les francophones, a priori, ne feront aucune action particulière (la discussion est toujours en cours). Les différentes associations locales, comme Wikimédia France, ont un rôle d’explication et de sensibilisation, à l’intérieur de la communauté Wikimédienne comme à l’extérieur, mais n’ont en aucun cas le pouvoir de décider de ces actions.
La décision de rendre inaccessible Wikipédia est une décision lourde de responsabilité, prise en raison de dangers réels pour la liberté du web, et est inédite à une si grande échelle (même si elle fait suite au black-out de la version en italien, en octobre dernier, pour des raisons similaires de menace grave sur la pérennité de sites comme Wikipedia). Geoffrey Brigham, conseiller juridique de la Wikimedia Foundation, a expliqué pourquoi le mouvement Wikimédia devait s’engager contre SOPA. Voici la traduction de ses propos diffusés sur le blog de la Wikimedia Foundation le 13 décembre dernier :
Depuis plusieurs jours, les contributeurs de Wikipédia discutent de l’opportunité de mettre en place une protestation contre la proposition de la loi dite SOPA (Stop Online Piracy Act[1]). Il m’a été demandé de faire quelques commentaires sur ce projet de loi et d’expliquer en quoi cette législation pourrait affecter l’Internet libre et ouvert, de même que Wikipédia. Le but de ce billet est de fournir quelques informations et interprétations qui, je l’espère, seront utiles aux Wikipédiens dans leurs discussions actuelles.
La SOPA s’est acquis le douteux honneur de favoriser la censure sur Internet au nom de la lutte contre la piraterie en ligne. La Wikimedia Foundation s’est opposée à cette loi, mais nous nous devons d’être clair sur le fait que Wikimedia est tout aussi fortement engagée contre toute violation de copyright. La communauté Wikimédia, qui a développé une expertise inégalée dans le domaine de la propriété intellectuelle, passe d’innombrables heures à s’assurer que nos sites sont exempts de contenus illicites. Dans une communauté qui diffuse l’information sous licence libre, il n’y a pas de place pour les abus de droit d’auteur.
Nous ne pouvons cependant pas combattre un mal en en infligeant un autre. La SOPA part de la supposition erronée que la censure est un outil acceptable pour protéger les intérêts privés des ayants droit sur un média spécifique. Ainsi, afin de retirer de la vue certains contenus illégaux, la réponse de la SOPA serait d’empêcher à des sites étrangers entiers l’accès aux États-Unis. Ceci alors même que d’autres programmes, comme le Digital Millennium Copyright Act, ont trouvé un bien meilleur équilibre sans brandir une telle menace. Pour cette raison, nous nous félicitons de l’excellent travail d’un certain nombre d’organisations qui partagent nos vues et mènent la charge contre cette législation, notamment Electronic Frontier Foundation, Public Knowledge, Creative Commons, Center for Democracy and Technology, NetCoalition, Internet Society, AmericanCensorship.org, et d’autres.
Mardi[2], après réception des premiers commentaires sur la version originale du projet de loi, le House Judiciary Committee a publié une nouvelle version de la SOPA, dont la révision (mark-up) est programmée pour jeudi prochain[3]. Un vote de ce texte pourrait avoir lieu le jour même. À la fin de cet article, je vous propose un résumé des passages les plus significatifs de cette nouvelle version de la SOPA ainsi qu’un résumé du processus législatif en cours (que vous pouvez également suivre ici).
En toute honnêteté, cette nouvelle version est meilleure (et le mérite en revient au personnel judiciaire). Mais le texte souffre toujours des mêmes travers structurels, comme son insistance à vouloir bloquer des sites internationaux entiers en alléguant des infractions spécifiques aux États-Unis. Des critiques importantes se sont élevées[4]. Le représentant Darrell Issa, élu républicain de Californie, par exemple, estime que le projet de loi « conserve les vices fondamentaux de son prédécesseur en interdisant aux Américains la possibilité d’accéder à certains sites web, en imposant une réglementation coûteuse pour les entreprises du Web et en donnant à Eric Holder, procureur général au ministère de la Justice, de nouveaux et vastes pouvoirs pour policer Internet ».
Les membres de notre communauté s’interrogent actuellement afin de décider si une action de protestation est ou non appropriée. Je veux être très clair : la Wikimedia Foundation considère que la décision d’organiser ou non une forme de protestation sur Wikipédia, comme la clôture du site ou un affichage de bannière en haut de page, est une décision qui revient à la communauté. La Wikimedia Foundation soutiendra les contributeurs quoi qu’ils décident de faire. Le but de ce billet est de leur fournir des informations pour les aider dans leurs discussions.
On m’a demandé un avis juridique. Et, comme je vous le disais, à mon sens, la nouvelle version de la SOPA reste une sérieuse menace pour la liberté d’expression sur Internet.
- La nouvelle version continue de saper le DMCA et la jurisprudence fédérale qui ont promu l’Internet aussi bien que la coopération entre les détenteurs de droits d’auteur et les fournisseurs de services. Ce faisant, la SOPA crée un régime dans lequel la première étape en cas de litige fédéral consiste à bloquer le site entier : on est bien loin de la mise en demeure par le protocole DMCA, beaucoup moins coûteuse, de faire retirer sélectivement des contenus illicites précis. Le crime, c’est le lien, pas la violation de copyright. Le coût est un litige, et non une simple mise en demeure.
- Les frais engendrés par de tels litiges contraindraient les sites à faible budget ou à but non lucratif, tels que ceux de notre mouvement en faveur de la connaissance libre, à renoncer purement et simplement à contester les injonctions à retirer les liens incriminés (articles 102 (c) (3); 103 (c) (2)). Les sites internationaux attaqués pourraient n’avoir pas les ressources pour risquer une procédure judiciaire extra-territoriale aux États-Unis, même en cas de fausses accusations.
- La nouvelle version de la SOPA est l’expression d’un régime où les détenteurs de droits pourraient tenter de mettre fin à un service de publicité et de paiement comme PayPal en alléguant qu’il est un « site Internet dédié au vol de biens américains » (art. 103 (c) (2)). Un titulaire de droits doit demander une ordonnance judiciaire (contrairement à ce que prévoyait la version précédente) (article 103 (b) (5)). La plupart des ayants droit sont bien intentionnés, mais beaucoup ne le sont pas[5]. Nous ne pouvons pas être certains que les actions contentieuses pour bloquer certains petits sites à l’étranger seront toujours intentées en toute bonne foi, en particulier envers ceux dont la capacité à se défendre est plus faible.
- Bien que rendant ce choix discrétionnaire (Secs.102 (c) (2) (AE); 103 (c) (2) (AB)), le nouveau projet de loi ferait quand même toujours courir de graves risques de sécurité à nos communications et à notre infrastructure nationale. Le projet de loi n’impose plus le blocage DNS, mais il le permet encore en option. Comme Sherwin Siy, directeur juridique adjoint de Public Knowledge, l’a expliqué : « L’amendement continue à encourager le blocage et le filtrage DNS, ce qui devrait être du ressort des experts en sécurité Internet… » [ou : ce qui doit être inquiétant pour les experts en sécurité Internet… ; anglais :which should be concerning for Internet security experts…]
- L’Electronic Frontier Foundation fait remarquer que la nouvelle législation proposée prend encore pour cible des outils qui pourraient être utilisés pour « contourner » les listes noires, alors même que ces outils sont essentiels aux militants des droits de l’homme et aux dissidents politiques du monde entier.
Plus spécifiquement, en ce qui concerne Wikimédia, la nouvelle version constitue une amélioration, mais, au-delà des raisons énumérées ci-dessus, elle reste inacceptable :
- Wikipédia tombe sans doute sous la définition de « moteur de recherche Internet »[6], et c’est pourquoi un procureur fédéral pourrait obtenir une ordonnance du tribunal exigeant que la Wikimedia Foundation retire des liens vers certains « sites étrangers enfreignant la loi [sites étrangers illicites] » ou qu’au moins elle soit sanctionnée par la Cour[7]. La définition de « sites étrangers enfreignant la loi [sites étrangers illicites] » est large[8] et pourrait bien inclure des sites légitimes hébergeant essentiellement des contenus légaux, juste pour quelques contenus enfreignant la loi introduits sur leurs pages. Encore une fois, de nombreux sites internationaux peuvent décider de ne pas se défendre en raison d’un coût trop lourd, permettant au gouvernement de pratiquer un blocage sans même qu’il soit contesté.
Le résultat est que, sous ordonnance de la cour, Wikimedia aurait à traiter des millions et des millions de liens de sources, localiser ceux provenant de soi-disant « sites étrangers enfreignant la loi [sites étrangers illicites] » et les empêcher d’être ajoutés à nos articles ou à nos autres projets. Cela a un coût, à la fois en argent (celui des donateurs) et en personnel, d’entreprendre une telle énorme tâche, et cela doit être répété à chaque fois qu’un procureur délivre une ordonnance du tribunal de tout juge fédéral des États-Unis sur tout nouveau « site étranger enfreignant la loi ». Bloquer des liens va à l’encontre de notre culture de la connaissance ouverte, surtout quand des solutions ciblées pour combattre ces contenus illicites sont disponibles.
- Le nouveau projet de loi présente une amélioration significative. Dans la nouvelle version, les sociétés basées aux États-Unis – dont la Fondation Wikimedia – ne sont pas soumises à un régime contentieux dans lequel les titulaires de droits pourraient prétendre que leur site est un « site Internet dédié au vol de biens américains » Une telle accusation contre la Wikimedia Foundation aurait facilement pu entraîner une demande de nous priver de nos partenaires de paiement durant nos collectes de fonds. La nouvelle version exempte désormais des sites américains comme le nôtre (art. 103 (a) (1) (A) (ii)).
Bref, malgré quelques améliorations dans la nouvelle version, la SOPA reste loin d’être acceptable. Ses définitions sont encore trop floues, et son approche structurelle est erronée à la base. Elle nuit à Internet, en adoptant une approche globale sans nuances consistant à bloquer des sites internationaux entiers, et c’est encore plus inquiétant pour des sites appartenant au mouvement de la connaissance libre qui sont probablement moins bien armés pour se défendre eux-mêmes à distance. L’approche mesurée et ciblée du DMCA a été jetée par dessus bord. Wikimedia devrait faire face à des charges importantes et développer ses ressources pour se conformer à de probables multiples ordonnances, et cette loi priverait nos lecteurs d’informations, de sources, de contenus internationaux.
Geoff Brigham
General Counsel Wikimedia Foundation
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Notes
[1] Loi visant à mettre fin au piratage en ligne (N.d.T.)
[2] Le document est en fait daté du lundi 12 décembre 2011 (N.d.T.)
[3] Cette nouvelle version est datée du vendredi 16 décembre 2011 (N.d.T.)
[5] Voir [4] (liste d’articles sur les abus dans lesquels se sont engagés certains titulaires de droits dans le contexte du DMCA).
[6] Un « moteur de recherche Internet » est défini comme « un service mis à disposition via Internet dont la fonction principale est de collecter et rapporter, en réponse à une requête utilisateur, des informations indexées ou des liens à des sites web disponibles ailleurs sur Internet » (art. 101 (15) (A)). Cette définition n’inclut pas les services qui conservent « des données tierces sujettes à servir de processus aux États-Unis pour recueillir, indexer ou rapporter des informations disponibles ailleurs sur Internet » (art. 101 (15) (B)). Bien que ne se reconnaissant pas comme telle, Wikimedia ne semble pas concernée par cette dérogation.
[7] Art. 102 (c) (3) (A) (i). Pour assurer la conformité avec les ordonnances rendues en vertu du paragraphe 102, le procureur général peut intenter une action en injonction contre un moteur de recherche Internet qui a délibérément et sciemment failli à se conformer aux exigences de l’article 102 (c) (2) (B) pour contraindre cette entité à satisfaire aux dites exigences.
[8] De manière générale, un « site étranger enfreignant la loi » est un site dirigé vers États-Unis et utilisé par des usagers demeurant aux États-Unis, exploité de telle manière que, s’il était un site national, il tomberait sous le coup de la responsabilité criminelle pour violation de copyright, ou violation du droit d’auteur d’autres ministères fédéraux ou encore violations des secrets commerciaux (voir art. 102 (a) (1-2).
Traduction par Wikinade et Seb35