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François Bon – sa vision de Wikipédia

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Wikimédia France suit avec intérêt les réflexions et expériences innovantes dans le domaine de la culture numérique. Nous sommes donc honorés de publier ici ce texte de François Bon, écrivain et éditeur, fondateur de publie.net, déjà publié sur son blog le tiers livre, à l’occasion de la parution de Vie et mort de Tina l’exilée de Patrick Deville.

Qu’est-ce qu’on n’a pas entendu sur Wikipédia ?

Parce que nos encyclopédies étaient depuis l’enfance nos possessions les plus précieuses, familiales ou collectives. Chez Borges, l’article manquant dans une réimpression du tome Tlön-Uqbar de la Britannica génère l’existence de tout un peuple et son énigme. Et voilà qu’on prend le risque que tout s’écroule. Où était le scandale ? Ce que validait le processus de fabrication était confié à la foule des contributeurs, et accessible à tous, sans achat préalable. Il y a eu des histoires, pages détournées, attaques diffamatoires discrètement glissées, imprécisions dont il était facile de se moquer – mais quelle proportion par rapport au surgissement qui semble désormais accompagner la totalité de nos curiosités ? Wikipédia apprendrait progressivement à se doter d’une mécanique parallèle de validation : traçage des contributeurs, pertinence des révisions.

Mais pour le mécanisme même, pas de retour en arrière possible.

Et nous-mêmes, dans nos permanentes recherches, trions du premier coup d’œil la référence Wikipédia des ressources éventuellement plus spécialisées que nous recherchons. Mais la référence Wikipédia, on s’en servira comme synthèse, et de plus en plus comme répertoire de liens, réouvrant vers le web à un autre niveau que le moteur de recherche généraliste. Ainsi, l’encyclopédie ouverte, anonyme et gratuite a trouvé sa permanence et sa pertinence dans nos usages quotidiens, privés ou professionnels.

Wikipédia est une sorte de compagnon de proximité : non pas forcément pour les choses les plus pointues (comme on plaisantait autrefois du Monde que nous lisions tous, disant que c’était le meilleur journal, sauf en ce qui concernait la discipline de chacun). Là encore, des disparités, selon ce que les chercheurs en saisissent : il m’arrive des explorations complètement stupéfaites concernant des points scientifiques ou techniques. Je m’en sers pour retrouver instantanément un point de bibliographie, date de parution de tel livre de Duras, même si ensuite je prolonge ailleurs mes recherches. Les autres sources seraient à un niveau de validation plus fiable ? Je sais bien que là où elles s’élaborent, dans les maisons d’édition notamment, c’est Wikipédia et Google qui sont ouverts sur les ordinateurs.

Comme il était magique, autrefois, notre Petit Larousse, d’aller dans la page des noms propres et de trouver, même pour son propre village, après l’indication de la sous-préfecture dont nous dépendions, le nombre précis des habitants : on habitait nous-mêmes un peu le dictionnaire. Wikipédia est un outil spatial aussi puissant dans son genre que Google Earth dans le sien. Chaque lieu a son histoire, son bassin de liens, et une relation d’intimité aux contributeurs encore plus marquée que pour les points techniques ou culturels. J’ai affaire à une ville ou un lieu dans mes écritures personnelles, même une toute petite ville loin à l’étranger, et j’irai voir l’article Wikipédia.

Je ne suis jamais intervenu dans la page Wikipédia qui me concerne, je trouverais ça indiscret, vaguement obscène même. Quand on m’a communiqué les 4 ou 10 lignes que me valait mon travail dans l’Universalis ou le Quid, j’étais content de les transmettre à ma maman, ça vaut toujours mieux que vos propres livres pour votre réputation, mais l’article Wikipédia est bien plus renseigné. À voir comment y sont mises en avant mes activités dans la région ouest, j’imagine que le ou les contributeurs (pas cherché à déplier les liens) sont arrivés par là. Posant récemment cette question à un ami enseignant les bases informatiques dans une fac de lettres et langues, j’ai découvert qu’un des exercices obligatoires, et un moment fort du cours, que ce soit langues ou lettres, c’était de proposer collectivement aux étudiants (et les évaluer en conséquence) une contribution, ajout ou développement, à Wikipédia, en rapport avec le thème de leur section ou études. La prise en charge anonyme, large et collective de la validation même de Wikipédia, comme propriété commune, s’établit donc selon des processus vérifiables.

Un autre déplacement, en lui-même peu signifiant, mais qui me semble déterminant, c’est la pluralité des langues. Si nous avions accès aux dictionnaires et encyclopédies, à la maison, à l’école ou en bibliothèque, et quand bien même on trouvait (le Grand Larousse du XIXe siècle se lit comme un roman, tout rempli de crimes et d’horreurs) d’infinis prolongements à nos requêtes, c’était toujours dans notre propre langue. Wikipédia propose de lui-même l’extension à une recherche multilingue (Global Wikipedia), et le savoir intuitif de comment est construit un article, fait qu’on atterrit souplement dans la langue étrangère, et qu’on s’y reconnaît presque comme chez soi. On apprend, pour une information qui nous concerne de près, que la langue support compte peut-être moins que cette proximité même. Je ne parle ni ne lis l’espagnol, mais j’arrive parfaitement à me débrouiller d’un article Wikipédia en espagnol, si ma requête concerne un lieu ou un personnage d’Amérique du Sud.

Gardons-nous nos colères, nos impatiences ? Oui, bien sûr. Mais nous savons d’avance la réponse qui les désamorce : ah bon, l’article Wikipédia en français sur Julio Cortázar n’est pas à la hauteur de l’importance, la complexité, la richesse de cet écrivain ? Eh bien, que ne le complètes-tu toi-même… C’est une leçon du web que nous avons en permanence à réapprendre : le lire et l’écrire vont ensemble, et c’est ce qui dérange même les grandes figures artificielles de l’écrivain, du copyright et du droit d’auteur, de la publication – à nous de l’investir, humblement, anonymement, via notre mot de passe de contributeur.

Finalement, l’écran disparaît. Il est dans toutes les strates de notre relation au monde, de la recette de cuisine au voyage à préparer, du livre qu’on lit aux horaires du bus ou du train qu’on doit prendre. Nous utilisons d’ailleurs, téléphone ou tablette ou notre ordinateur fixe, une suite plurielle d’écran – depuis le musée, une interrogation sur une date, un nom, et l’article Wikipédia nous rejoint sans qu’on ait à attendre, interagit avec ce que nous regardons en temps et situation réels. En disparaissant, l’écran laisse une suite de strates transparentes : le moteur de recherche en est une, le dictionnaire Littré dans mon disque dur une autre, les ressources que je sais déposées dans mon disque dur (y compris les archives e-mails, les photographies) encore une autre. Wikipédia s’est imposé pour nous tous comme une de ces couches, familières, fines, mobile, plus ou moins pertinente qu’est-ce que cela fait, on la traverse nécessairement.

Questions qui se démultiplient pour un auteur : les textes proposés sur Wikisource sont extrêmement précis, puisque d’une part chaque contributeur a bichonné le texte proposé, d’autre part chacun peut apporter ses corrections, qu’on compare aux numérisations du Projet Gutenberg ou de Gallica pour voir. Et que Gallica (la Bibliothèque nationale de France) intègre cette collaboration, quelle bonne nouvelle. En même temps, ce ne sont pas des textes qui bénéficient du processus d’éditorialisation que nous apprenons à mettre en place : structuration de la table des matières oui, mais insécables, ergonomie de lecture, facilité à transporter ces textes sur des supports comme l’iPad, ce n’est pas le rôle des contributeurs de Wikisource. Pourtant, ces textes appellent cette éditorialisation pour que lire devienne vraiment plaisir, et pas consultation comme on le fait des articles. Et pour nous, auteurs, la question n’est pas principalement celle de la gratuité des ressources : nous proposons sur nos sites des ressources gratuites, elles s’associent avec les ressources rémunérées (livres numériques inclus), nous aident à nous positionner dans la vie sociale pour faire de notre écriture un métier (via autres commandes, lectures publiques etc.). Plutôt une question sur l’identité numérique : un texte que nous déposerions sur Wikisource ne séparerait-il pas nos visiteurs de notre site ? En même temps, j’ai l’impression que cette frontière devient fatalement poreuse : il n’y a pas un web de création, débat et polémique, complètement séparé d’un web de ressources validées et pérennes, les deux sont appelés de plus en plus à interférer.

Voilà ce qui m’a traversé la tête, quand Patrick Deville m’a proposé Vie et mort de sainte Tina l’exilée. Les romans de Patrick Deville, chez Minuit puis au Seuil, ont un soubassement commun : l’enquête, le voyage. C’était déjà chez Hérodote, très vieille fonction originelle de la littérature. Patrick Deville a trouvé depuis quelques années son point d’assemblage : d’un livre à l’autre, il remonte vers l’est, et ses romans vont ainsi recouvrir la terre. Pour chacun, l’Afrique noire l’an passé, le Cambodge dans celui qui vient, l’enquête s’ancre dans le contemporain, mais soude les livres l’un à l’autre par ce passé où interfère en permanence, en n’importe quel point du monde, l’histoire mondiale.

Sous ce grand voyage de fictions tournant autour de la terre, pour chacune les personnages réels interfèrent avec la fiction, quand seule l’autonomie de la langue permet d’inventorier l’inconnu du monde. Ces personnages ont une résistance, le roman ne les épuise pas, on les retrouve parfois passant de l’un à l’autre.

Ainsi de Tina Modotti : italienne, son père exilé aux États-Unis, elle le rejoint et devient petite couturière anonyme dans le grand brassage de Los Angeles. Puis taillant les costumes pour les tournages d’Hollywood, puis figurante, puis modèle du peintre Richard Weston. Elle vit au Mexique, devient elle-même photographe, laisse Weston pour le peintre en pleine ascension qu’est Diego Rivera. Alors c’est l’Histoire avec majuscule que croise la vie de Tina, de Trotsky à Malcolm Lowry ou Dos Passos, des danseurs de tango aux sombres affidés de Staline, des dictatures chamboulées aux anarchistes nomades, tout se rejoint parfois en un lieu, une poignée de jours – et la vie de ceux-là brûle.

Lorsque j’ai avancé dans ma première lecture du texte de Patrick Deville, que la lecture numérique autorise ce jeu permanent, dans l’intérieur du livrel, entre le texte et le réel source, j’en étais immédiatement sûr. Qu’il s’agisse de Mata Hari, du Komintern, du café Sorocabana de Buenos-Aires ou du cimetière Panteon de los Dolores de Mexico, si nous aimons lire numérique c’est pour cet axiome : plus on propose de sortir d’un texte, plus on aura plaisir à y revenir. Après tout, les livres imprimés qui ont été pour nous les plus précieux sont ceux qui nous ont fait le plus rêver pendant leur lecture même.

Ce que je ne savais pas, c’est comment Wikipédia me proposerait pour ce texte bref (36 pages), un parfait miroir du monde. Choisir tour à tour des liens dans Wikipédia et dans le web : mais ces liens sont dans les articles Wikipédia, qui intervient non pas comme tour de contrôle, mais presque comme un outil de dispersion, et libre à chacun d’aller vers telle piste ou telle autre. Le texte littéraire source alors troué de liens soulignés en bleu ? L’hypertexte ne doit pas abîmer la surface du texte, elle est un tissu aussi précieux que ces tissages des femmes mexicaines d’Oaxaca. Dans la version PDF, ils sont invisibles. Sur votre ordinateur, vous saurez le lien, sous le nom propre ou le mot technique, parce que le curseur de la souris deviendra une main, et sur votre tablette, une discrète inflexion de couleur. Mais avec 140 liens sous les 36 pages, c’est presque doubler le texte, comme un tissu (qu’on m’excuse de la redondance, les deux mots ont même étymologie), d’une nappe transparente, qui diffracte le texte vers le réel, avec chemin garanti de retour, au point même de lecture où vous étiez.

Il me semble qu’on ouvre ainsi à l’écriture non pas une technique (l’hypertexte, ce n’est pas d’aujourd’hui !), mais un autre espace de relation au monde, pour la raison suivante : c’est dès l’écriture, dans le temps de conception même, que l’auteur utilise ce miroir du monde, l’accroche à ses notes, sa documentation. On ne fait que sauver le processus même, rêve et recherche, de sa gestation.

Pris en défaut, Wikipédia ? Passe brièvement dans le texte un personnage au très étrange nom (il est canadien) Roubaix de l’Abrie Richey, aventurier et poète, « manière de Dylan Thomas ou de Thomas de Quincey », dit Robo. Un contributeur a ouvert une page à son nom dans Wikipédia anglophone, mais on en sait si peu sur ce personnage que la page est restée vierge. J’ai fait le lien quand même : et si un contributeur indiquait demain, dans la page de Robo le dandy, que le texte de Patrick Deville sur Tina Modotti en raconte un peu sur lui ? Et si au contraire, parce que ce lien est là comme un appel, quelqu’un complétait la page de Robo le dandy, nous-mêmes puissions actualiser le livrel de Patrick Deville (et chacun de nos lecteurs a bien entendu accès à cette mise à jour) ?

Gageons aussi que les contributeurs Wikipédia qui auront lu cette page iront d’eux-mêmes compléter la page de Patrick Deville.

Il me semble que nous sommes, ensemble, Wikipédia, l’auteur, et aussi l’éditeur numérique, dans un jour favorable. Et que le livrel, en se chargeant souterrainement de ses liens Wikipédia comme de ce miroir du monde, lui rend tout aussi bien hommage.

Merci de partager cette expérience.

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