Sur le blog cette semaine, nous recevons Mathias Damour, le fondateur de Vikidia*, l’encyclopédie libre pour les enfants de 8 à 13 ans. Il nous parle dans cet article de production participative et amateure de contenus dans le cadre de l’accès aux connaissances du monde aux plus jeunes.
Le luxe de la professionnalisation
Nos riches sociétés peuvent se permettre un certain nombre de prodigalités auxquelles elles tiennent : entretenir des monuments historiques, des troupes d’opéra, faire monter en gamme nos réseaux de transport, faciliter des études plus longues et toujours gratuites, garantir un système de santé capable d’en faire toujours plus et qui reste accessible à tous, aider les jeunes adultes à décohabiter, etc.
Parmi ces frais plus ou moins nouveaux à l’échelle historique que l’on choisi collectivement de financer, il y a la professionnalisation de tâches qui étaient menées autrefois de façon informelle, au niveau de la famille ou de la communauté de voisinage : les services à la personne en particulier, un soutien moral, l’éducation informelle. Quand ces services ont permis l’accès au marché du travail de femmes autrefois retenues au foyer par ces tâches, c’est un choix que l’on peut commenter mais qui s’équilibre : un nouvel emploi dégage des ressources individuelles et collectives. Quand on confie à des professionnels au cœur de leurs vies actives des tâches prises en charge autrefois par des adolescents, des retraités ou des actifs sur leur temps libre : garder des enfants, s’occuper de personnes âgées, animer une fête locale, cela devient une dépense nette significative à compter parmi les luxes que notre richesse nous permet de nous payer – mais pas à l’infini dans un monde aux ressources finies.
Cette professionnalisation a sans doute été particulièrement significative autour des enfants et adolescents. Alors qu’ils étaient ou qu’ils sont souvent intégrés rapidement à la vie sociale commune dans les sociétés traditionnelles, quoiqu’avec leur place particulière, on a fait appel de plus en plus à des institutions ou à des professionnels non seulement pour la scolarisation, mais pour les garder, les aider ou pour leurs loisirs. Puis le fait pratique tend à se consolider comme une norme sociale et éducative : on estime malvenu et non souhaitable pour leur bien qu’ils prennent une quelconque responsabilité par laquelle ils se rendraient utiles, qu’ils prennent un rôle de « grand » vis-à-vis de plus jeunes, et à l’encontre de l’adage : « il faut tout un village pour élever un enfant », on en vient à considérer que les enfants et adolescents n’ont besoin ou ne doivent côtoyer et interagir qu’avec leur proche famille, des pairs (à l’école ou dans le cadre de loisirs encadrés) et des professionnels.
Venons-en aux wikis !
Wikipédia est écrite intégralement par des bénévoles. Oui, on le sait ! Et après quelques années de scepticisme parmi ceux qui n’était pas au cœur de l’aventure, tout le monde a su aussi que ça fonctionnait bien. C’est de l’anti-professionnalisation dans un sens, un mouvement à contre-courant de ce point de vue : le secteurs des encyclopédies dont la rédaction reposait sur des professionnels ultra-qualifiés a basculé vers un fonctionnement où il n’y a besoin de salariés qu’à la marge extrême, pour assurer une infrastructure et un peu de représentation, de relations publiques. Et en même temps qu’un bien meilleur service, c’est une économie pour les familles qui n’ont plus l’occasion de se faire vendre pour des sommes conséquentes un rêve de connaissance sous forme de volumes d’encyclopédie appelés à prendre la poussière sur une étagère, ce qui était un cas classique de la vente à domicile plus ou moins abusive.
Ça n’était sans doute pas reproductible avec autant de bonheur dans tous les domaines : ce qu’on appelle le journalisme citoyen en particulier n’a pas connu un développement aussi heureux. Et si on en vient à la diffusion de nouvelles entre pairs à travers les réseaux sociaux, le tableau n’est pas toujours très beau. Il s’avère que nous avons bien besoin – peut-être plus que jamais – de journalistes professionnels. Et puis entendons-nous bien : on peut relever des désavantages à l’extension de la professionnalisation sans méconnaître que notre société a besoin de professionnels : de boulangers comme de médecins, de chauffeurs de bus, d’ingénieurs, de maçons, d’enseignants etc.
Néanmoins, la production participative, la coopération s’est avérée tout-à-fait fonctionnelle également dans le cas des wikis encyclopédiques pour enfants. Les contributeurs de Vikidia sont de tous âges : les jeunes participants s’impliquent non seulement dans la rédaction mais aussi dans la maintenance du site, son organisation et l’accueil de ceux qui arrivent quelques temps après eux. L’expérience qu’ils acquièrent au fil des mois les conduit à se voir confier des outils d’« administrateur » et la connaissance des autres participants par la collaboration leur permet de participer aux décisions, dont le fait d’accorder ou non de tels statuts particuliers à un contributeur. Les participants adultes participent comme tels, ils n’ont pas tout-à-fait le même rôle, mais néanmoins ils ne sont pas seuls ni indispensables en première ligne pour assurer le fonctionnement quotidien, la gestion des personnes. Cette communauté coopérative entièrement bénévole produit plus de six articles par jours depuis plus de quatorze ans sur Vikidia en français, et la ressource qu’elle développe délivre maintenant 3,5 millions de pages vues par mois, et paraît très appréciée par les jeunes lecteurs d’après leurs témoignages sur le livre d’or.
Les retards des wikis encyclopédiques pour enfants, conséquences des objections qu’ils ont rencontré
Bien que les wikis se sont développés aux antipodes de la professionnalisation, la prégnance et la consolidation de cette conception de la nécessité de professionnels en particulier pour tout ce qui est en rapport aux enfants a eu des conséquences sur le développement des wikis qui leur sont destinés.
Wikipédia vient de fêter ses 20 ans, Wikikids en néerlandais et Vikidia en français n’ont été créés que cinq ans plus tard, et après tous les projets frères de la Wikimedia Foundation (à l’exception de Wikidata), lancés rapidement dans l’enthousiasme du succès du projet initial. Pourquoi si tard ? Ce n’est pas faute d’y avoir pensé plus tôt.
Le projet d’un wiki pour enfants a été discuté au moins dès 2003 parmi les wikipédiens, et sans doute bien plus tôt encore. Mais la concrétisation d’un tel projet s’est heurtée à des réticences, des objections voire des frayeurs en lien avec le public à qui on destinait le contenu et à qui on proposait même de participer. Parmi ces objections se trouvait en bonne place la représentation bien ancrée selon laquelle s’adressant à des enfants, un tel projet devait nécessairement s’appuyer sur des professionnels accrédités, pour le concevoir, le superviser ou même pour la rédaction des articles elle-même. Ce qui rendait impossible un fonctionnement sur le modèle de Wikipédia. Trois ou quatre ans de retard par rapport aux projets frères de Wikipédia peut paraître peu quinze ans plus tard, mais ce retard affecte sans doute toujours le niveau de développement des wikis encyclopédiques pour enfants. Wikikids en néerlandais et la version de Vikidia en français, qui ont ouvert en 2006 ont chacun plus de 30 000 articles et un lectorat conséquent, mais les versions de Vikidia dans d’autres langues importantes que sont l’espagnol, l’anglais et l’italien n’ont atteint qu’entre 3000 et 8000 articles et leurs chiffres statistiques de consultation sont très inférieurs.
Des wikipédiens germanophones, l’Allemagne étant un pays réputé plus libéral que les États-Unis vis-à-vis de ses enfants, en tous cas proche culturellement des Pays-Bas où a été lancé Wikikids, ont porté au moins à quatre reprises un projet de wiki encyclopédique pour les enfants, les deux premières étant antérieures à la création de Vikidia et de Wikikids. Le premier projet, fin 2004, a vu son élan rompu par des objections portant sur la sécurité lorsqu’il a été présenté à la communauté Wikimedia internationale. Le second, ouvert à la fin de l’année 2005 : Grundschulwiki, était précisément un projet de professionnels, mené par des enseignants et réservé à des contributions en classe. Bien qu’il a été très suivi à son lancement, il est actuellement peu actif et peu développé, sans doute essentiellement de fait des restrictions de participation qu’il a adopté dès le départ. Un nouveau projet est apparu en 2010, parti d’une dynamique sur Wikipédia en allemand consistant à créer des articles pour enfants dans le domaine de la médecine. Le projet a été renvoyé vers une proposition de version de Wikipédia en allemand « simple », qui a été rejetée. Enfin, le projet Klexikon a été lancé fin 2014, mais moins ouvert aux contributions que Vikidia et Wikikids, il connait un développement plus lent.
En anglais, l’ouverture de Wikipédia en simple english a été sans doute, parmi d’autres choses, un moyen d’éviter d’afficher un projet comme étant destiné aux enfants, ce qui a conduit à une ressource qui effectivement est peu satisfaisante pour eux. Cette version de Wikipédia a ensuite manifestement entravé l’émergence d’un wiki explicitement destiné aux enfants en anglais, voire comme projet multilingue au sein du mouvement Wikimédia. Une étude commanditée par la Wikimedia Foundation sur les contenus controversés, livrée en 2010, soit après quatre ans de développement tout-à-fait satisfaisant de Vikidia et de Wikikids, montre encore à la fois une conscience du besoin d’une telle ressource et cette inquiétude et ce désir de s’appuyer sur la caution de professionnels de l’éducation si on envisage de s’adresser à des enfants. Elle stipule :
« Nous recommandons : (…) Que cependant, la fondation étudie la création d’une version « Wikijunior » des Wikipédia, destinée aux enfants de moins de 12 ans, soit comme un projet autonome ou en partenariat avec des institutions éducatives appropriées. »
Cette recommandation n’a pas eu de suite.
Ces faux départs, « mauvais » départs ou lancements tardifs font que les enfants de langue anglaise, allemande, et espagnole, bien qu’il s’agit des langues dont les versions de Wikipédia sont les plus développées avec le français, disposent de wikis encyclopédiques beaucoup moins développés que les enfants de langues française et néerlandaise, et en connaissent encore moins souvent l’existence.
Comment fonctionner sans professionnel ?
Les deux wikis encyclopédiques pour enfants les plus développés actuellement ont donc été lancés en 2006, indépendamment d’un hébergement par la Wikimedia Foundation et par là sans avoir besoin de l’aval d’une communauté circonspecte voire effrayée par ce projet. C’était sans doute le moyen de passer outre des objections fortes.
Suivant les sceptiques, c’était d’abord la rédaction pour des enfants qui allait être le cœur des difficultés : écrire pour des enfants serait plus difficile que d’écrire pour des pairs adultes et induirait une nuée de problématiques dont on ne saurait se tirer sans formation éducative, en particulier pour connaître ces êtres insaisissables que sont les enfants, et leurs besoins. Ce qui n’est pas absurde : même dans la « vraie vie », les enfants et les adultes ont souvent du mal à se comprendre, et cela peut être frustrant autant pour les uns que pour les autres. En même temps la qualification professionnelle n’est pas magique pour surmonter cette difficulté dont on peut considérer qu’elle ressort des relations humaines. Écrire un article pour enfants est le pendant de leur expliquer quelque-chose ou leur raconter une histoire oralement, une formation n’est pas requise. La rédaction et en particulier le type de rédaction attendue sur un wiki encyclopédique pour enfants sont néanmoins des compétences qui se développent par la pratique, l’exemple des autres écrits et par les interactions avec les autres contributeurs, ceci tant pour les contributeurs enfants qu’adultes.
La conception d’un tel projet avait-elle besoin d’experts, de l’appui d’institutions éducatives ? Il s’agissait finalement de questions de représentations et de conceptions : certaines à laisser de côté et d’autres à adopter ou à mobiliser. Mais il ne s’agissait pas d’une élaboration qui aurait demandé un travail approfondi avec l’expertise de professionnels, le modèle étant livré sur un plateau. Wikikids a été fondé par une équipe d’enseignants néerlandais, ce projet était mené en plus de leurs fonctions principales, et hébergée par une institution de soutien du numérique à l’école. Il a été ouvert dès le début à tous les contributeurs. Vikidia a été lancé sans professionnel de l’éducation, quoiqu’avec des références en matière de pédagogie (voir ici) et bien-sûr avec Wikipédia comme modèle de fonctionnement, laquelle offrait une « tradition » déjà développée qu’il n’y avait qu’à reprendre pour la faire vivre au sein d’une nouvelle entité. Les professionnels ne se sont pas avérés strictement indispensables à ce stade là.
Enfin, le besoin de gérer un groupe comprenant des enfants a semblé à certains devoir imposer que des professionnels de l’éducation soient engagés pour conduire l’activité et en assurer la responsabilité. Cette idée était une transposition du modèle des institutions scolaires, éducatives et de loisir qui fonctionnent effectivement comme cela. Ce modèle n’est cependant pas intemporel. L’humanité a vécu pendant des siècles sans école mais non sans règles et coutumes ; sans éducateur de métier mais non sans éducateur tout court. L’alternative n’est pas l’absence de rôle et d’institution, seulement des règles et usages différents. Les wikis ouverts, dont ceux pour enfants, enrôlent les participants comme acteurs de leur projet dans un cadre défini plutôt que de leur offrir une activité cadrée et préparée pour eux, à « faire » ou consommer (voir Vikidia, ou de la participation des enfants). Les contributeurs de Vikidia sont de tous âges, depuis les enfants jusqu’aux retraités. Il y a quelques enseignants participants à Vikidia qui n’ont pas de rôle particulier comme tels, sinon qu’on trouve parmi eux des rédacteurs prolifiques. Le fait que chacun participe à faire vivre le cadre de coopération permet de fonctionner sans permanent en charge de tout et qui serait en face d’usagers.
Enrayer la professionnalisation de l’entourage des enfants ?
La professionnalisation d’un service, d’une tâche apporte sans doute des garanties de fiabilité, de disponibilité et elle n’exclut pas une dimension humaine. Mais quand il s’agit de service, d’aide auprès de personnes, dont cette dimension humaine est importante, le gain d’efficacité peut être assez aléatoire par rapport à une intervention informelle. L’écoute d’une voisine de confiance peut valoir celle d’une infirmière scolaire, exemple d’un métier dont les effectifs seront toujours insuffisants s’il s’agit de recueillir les interrogations et confidences des adolescents. La professionnalisation implique aussi des bornes à cette disponibilité et une distance professionnelle. Elle tend à nier les affinités ou l’absence d’affinité, les rencontres éducatives ou pédagogiques.
Le besoin d’encadrer le temps que les adolescents passent en dehors de leur foyer et de l’école est peut-être d’autant plus fort qu’on leur donne peu de rôles, on leur demande peu de services où ils puissent se rendre utiles. Il y aurait à l’inverse un double, voire un triple avantage à donner un rôle plus significatif aux adolescents voire aux enfants : les services qu’ils peuvent rendre, le moindre besoin de les encadrer, de les « tenir », et répondre à leur aspiration d’être partie prenante de la vie sociale.
En matière de communauté en ligne au moins, Vikidia et Wikikids ont montré qu’il existe un mode de fonctionnement viable et fructueux, structuré par un projet partagé, qui est capable d’accueillir de jeunes participants et de s’appuyer largement sur ceux-ci même plutôt que sur un encadrement distinct.
À une époque où il apparaît qu’une société résiliente et durable implique plus de sobriété, sinon de la décroissance, il s’agit de tracer des chemins désirables pour y arriver. Enrayer un toujours plus de professionnalisation de l’entourage des enfants au profit de liens sociaux finalement plus traditionnels et de rôles plus consistants confiés aux adolescents voire aux enfants pourrait-il être un de ces chemins ?
*Vikidia est un projet qui ne dépend pas de la Wikimedia Foundation, mais soutenu par Wikimédia France.