J’ai le plaisir, ce soir, de mettre en ligne sur ce blog un texte de Roland Moreno parlant de Wikipédia. Roland Moreno est un inventeur, celui de la carte à puce. C’est également quelqu’un qui prend beaucoup de temps pour réfléchir aux choses du monde.
Nous sommes entrés en contact en décembre, au moment de la levée de fonds, par le biais d’OTRS, ce système de gestion de mails où les internautes posent des questions très diverses sur Wikipédia ou sur le mouvement Wikimedia. Roland Moreno cherchait à faire un don, et naturellement j’ai répondu à ses questions, comme nous sommes plusieurs à le faire tous les jours.
De là a commencé entre nous une conversation très intéressante tournant autour de Wikipédia et du mouvement Wikimedia. Mr Moreno aime Wikipédia. Il aime y trouver réponses à ses questions les plus diverses, il aime son dynamisme et sa générosité. Après bien des mails de discussion, je lui ai demandé s’il serait d’accord pour qu’on regroupe toute cette correspondance et que nous la publions sur le blog de Wikimédia France. Finalement, c’est un condensé de ses réflexions que vous trouverez ici.
Pourquoi faire cela ? Pour une raison simple : Roland Moreno est un lecteur de Wikipédia, bien plus qu’un contributeur (même s’il a déjà contribué). Le lecteur, c’est celui pour qui nous donnons chaque jour de notre temps. Le lecteur, c’est la finalité de tous nos projets : construire une encyclopédie ou un corpus de connaissance libre est bien, ça pourrait presque être une fin en soi. Mais le construire pour le mettre à la disposition du public lui donne un aspect nettement plus ouvert, et justifie encore plus toute l’énergie que nous mettons tous à ces projets.
Roland Moreno n’est pas « n’importe qui » non plus. Avec toute sa gentillesse, sa bonhommie et sa simplicité, il est cependant une des personnalités importantes du monde de la technologie actuelle, par l’importance fondamentale qu’a prise son invention. Il est donc important aussi pour nous de montrer que nos actions sont soutenues par des personnalités aussi fortes que lui.
Je ne souhaite qu’une chose, c’est que ce billet soit le premier d’une longue série de prise de parole des lecteurs au sujet de Wikipédia et des projets Wikimédia.
Bonne lecture !
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Notes sur Wikipedia (par Roland Moreno)
C’est assez simple, en somme.
Wikipedia représente pour moi rien moins que l’inaccessible, le but ultime de toutes choses auxquelles j’aurais rêvé de consacrer ma vie.
• Un effort collectif considérable
• le talent inouï d’avoir su faire converger toutes ces générosités (ici : la générosité d’écrire)
• le talent et le mérite, non moins inouïs, d’avoir su organiser ça en un projet d’encyclopédie,
merveilleusement cohérent
• d’avoir, sur la durée, maintenu l’étincelle du bénévolat
• il n’y a pas que le bénévolat rédactionnel : il y a aussi l’organisationnel et même et surtout — disons le mot — informatique
– Wikipedia est une véritable cathédrale du XXIe siècle (c’est de son fonctionnement électronique que je parle ici) : la gestion de l’onglet HISTORIQUE doit représenter à elle seule des millions de lignes de code
– qui dit bénévole dit pas un rond : ça, c’est le miracle
– que ça se puisse
Wikipedia nous en offre à chaque minute la parfaite démonstration
– que ça ne soit pas éphémère
• c’est donc utile (le contraire de futile)
• pérenne (je n’ai plus aucune inquiétude à ce sujet)
• et c’est un succès — le mot est même un peu faible !
À la beauté et à l’intelligence, il faut absolument ajouter la gratuité, encore plus belle que celle de Google : non-profit organization, l’inaltérable Wikipedia n’a pas d’actionnaires à qui rendre des
comptes, de gouvernement chinois ou iranien devant qui s’incliner afin que ne soient pas
(justement !) contrariés lesdits
À la différence de Google (autre merveilleuse réalisation qui plusieurs fois par jour nous fait aimer
l’humanité), Wikipedia n’est pas une cash-machine
• aucune circulation d’argent, pas le moindre dollar en profit ou en perte
• pas de factures, aucun chiffre d’affaires, ni Nasdaq ni Wall-Street
• ni bonus, ni golden-parachutes, ni retraites-chapeau
• ne se répartit, de niveau en niveau, que le seul flux des dons
• enfin, apothéose du génie humain devant laquelle finir par se taire : aucune publicité d’aucune sorte,
— ni entrante
— ni sortante
— ni about
— aucun Sponsored link
— aucun souci lié au référencement.
Ne subsistent bavant mollement dans leurs coins que quelques grincheux, les inévitables sceptiques-à-qui-on-ne-la-fait-pas, éructant d’une voix de plus en plus inaudible que l’information de Wikipedia n’est même pas vérifiée et qu’on ne peut d’ailleurs être sûr de rien.
Le critère de loin le plus important, et donc le plus passionnant à observer de tous nos yeux émerveillés est celui du succès.
(L’utilité va un peu de soi, dès lors qu’on a réussi à éliminer du débat les sceptiques-à-qui-on-ne-la-fait-pas), et quant à la pérennité soyons simplement superstitieux et souhaitons que jamais ne se brise la boucle vertueuse : succès -> dons -> succès,
parce que le succès de l’entreprise Wikipedia est indépendant de son audience.
Voilà toute l’affaire : n’y aurait-il de part le monde que 11 utilisateurs de Wikipedia (onze en tout et pour tout), représentant un total de 33 connexions par mois que la réussite du projet Wikipedia serait quand même exemplaire, et que les cinquante bénévoles pourraient continuer, identiquement, le travail qu’ils font merveilleusement bien depuis dix ans.
Car Wikipedia n’a pas dans sa boucle la sanction de la publicité.
S’il n’y avait plus que onze téléspectateurs à regarder TF1, et onze Internautes à consulter Google
• le chiffre d’affaires de TF1 s’annulerait (en même temps que le cours de bourse), l’entreprise plierait instantanément
• le chiffre d’affaires de Google idem (cours de bourse idem), l’entreprise ne vivrait plus que du revenu des petites bannières Google (1/1000e du CA actuel ?), plus de Gmail gratuit, plus de Gearth gratuit, plus de Gmaps gratuits, etc. On plie. Et ce malheureusement, malgré l’immense intérêt de la prestation offerte par Google. (ce qui n’est pas le cas de TF1, à propos de quoi on peut vraiment parler de divertissement lambda.)
Situation résumée par ce récapitulatif
Incidence du contenu sur l’Audience
Voilà pourquoi Wikipedia constituera un précédent-clé dans l’histoire des médias.
Ceux qui occupent la scène sont ceux qui ont à voir avec le contenu :
• les consommateurs de contenu
• les moyens de fourniture du contenu
sachant que les annonceurs ne font pas partie du jeu, ce sont de purs parasites, la preuve :
• ils sont quasi-invisibles chez Google, béni soit Google
• il n’y en a pas chez Wikipedia.
D’une part, donc, les fournisseurs de contenu
• rédacteurs chez Wikipedia
• développeurs chez Google :
— créant des outils de référencement
— assurant la logistique du référencement
— et permettant l’exploitation d’une énorme bande passante.
D’autre part les consommateurs de contenu, c’est-à-dire the rest of us — chacun d’entre nous
Une fois payés
• le salaire des créateurs de contenu (zéro chez Wikipedia because bénévolat, ceci est un pur
détail)
• et la bande passante (machines, disques, bande passante proprement dite),
Les deux machines tournent, à la différence près d’un troisième personnage, l’annonceur, qui n’a pas
à voir avec la prestation, avec ce précieux contenu dont on fait bénéficier l’audience.
Google publierait-il, au lieu de ses résultats de recherche, les résultats sportifs, l’horoscope ou des textes pornographiques, cela ne changerait rien à la conduite des annonceurs (à audience égale) : ils paieraient l’espace pour insérer de la publicité.
Preuve ? Les chaînes de télévision, “bonnes” ou “mauvaises”, dès lors qu’elles ont une audience décente, sont toutes saturées d’annonceurs, il en va exactement de même pour les journaux.
Au contraire, Wikipedia ferait-il la même chose (horoscope, etc.) que les donations cesseraient
aussitôt.
Google et Wikipedia offrent chacun une prestation merveilleuse ; ce mot un peu plat au souci de qualifier la situation suivante : cette prestation est bonne pour tout le monde, c’est à dire tous les éléments constituant l’audience, chacun, unanimement, serait prêt à payer une somme significative (p ex 1 euro) pour la prestation si par malheur celle-ci devenait subitement payante (voir Canal+ qui prospère alors que le vulgum pecus regarde une télévision brute, c’est à dire gratuite)
Ce qui leur permet d’offrir cette prestation c’est a minima l’argent (et subsidiairement dans le cas de Wikipedia, la bonne volonté des bénévoles), sauf que ce n’est pas le même argent :
– c’est dans Google une rémunération de l’audience
– et dans Wikipedia une récompense pour la satisfaction.
Énormes nuances entre les 4 termes de ce vocabulaire précis :
- rémunération = contrat, = règles, = commerce, = tribunal
- récompense = intitiative du donateur sans aucun incitatif
- audience = mesures, critères, contestations, autorité
- satisfaction = contentement, satiété, plénitude.
Le cas intéressant est évidemment celui de Wikipedia qui offre comparativement à Google :
* approximativement la même puissance de feu (bande passante, fréquentation)
* une même satisfaction quasi-infinie quant à la qualité de la prestation (et, dans le cas de Wikipedia, celle-ci étant unique au monde),
mais présentent surtout, des caractéristiques opposées en termes de vulnérabilité/longévité en raison de l’absence, dans le logiciel (comme on dit désormais) Wikipedia de sanction publicitaire.
Quant au critère de Satisfaction nombreuse :
* il ne bénéficierait sans doute pas à TF1
* et s’appliquerait sûrement à Google, mais reste (superbement) ignoré.
(Ce sera le mot de la fin.)